Notre-Dame de Reims, cathédrale du sacre, cathédrale de la réconciliation - L'Eglise Catholique à Reims et dans les Ardennes

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Publié le 4 décembre 2019

Notre-Dame de Reims, cathédrale du sacre, cathédrale de la réconciliation

Conférence de Mgr Éric de Moulins-Beaufort, le jeudi 21 novembre 2019, à l’occasion du colloque sur les cathédrales de Reims et de Prague, au Palais de l’archevêque, à Prague.

D’une opportunité à une nécessité

Le premier a être couronné à Reims fut Louis le Pieux, le fils de Charlemagne. Il héritait de l’empire. Venant d’Aix-la-Chapelle (Aachen), il rejoignit à Reims le pape Étienne IV, nouvellement élu. Il lui avait proposé ce rendez-vous, Reims étant la ville du baptême de Clovis, son presque aïeul dont il portait le prénom (car Ludovicus= Clovis). Ce fut le 5 octobre 816.  Reims, à cette époque, était la grande ville située à proximité de la rivière Meuse, rivière qui faisait à l’époque mérovingienne la frontière entre les royaumes de Neustrie et d’Austrasie. Le chemin de l’histoire a fini par faire de cette frontière une couture, mais aujourd’hui encore, qui passe de l’Ouest à l’Est de la Meuse, par exemple à Stenay, sent qu’il passe dans un autre « pays », dans un autre espace culturel, marqué par une autre architecture, un autre sol, un autre air.

Reims avait été la ville de saint Remi et le lieu du baptême de Clovis. Là encore, il s’était agi d’une opportunité : la tribu gauloise des Rèmes ayant choisi l’alliance avec Rome et y étant resté indéfectiblement fidèle, sa capitale était devenue une capitale des Gaules romaines, la tête de la province nommée « Belgique seconde ». De Reims, alors Durocortorum, les voies romaines convergeaient ou partaient : vers l’Ouest en direction de la Mer du Nord et de la Cornouailles, lieu d’extraction du cuivre ; vers le Nord en direction de Tournai ; vers l’Est en direction de Trêves et de Cologne. Des siècles plus tard, le clan de Clovis, les Francs saliens, s’étant implantés autour de Tournai, la ville romaine de référence était Reims. Or, l’évêque de Reims était alors un certain Remi, fils d’un gouverneur gallo-romain de Laon, aristocrate gallo-romain donc de belle naissance et de haute formation. Ce Remi avait eu l’intelligence, lorsque Clovis succéda à son père et fut hissé sur le pavois par ses guerriers, de lui adresser une lettre pleines d’encouragements et de recommandations, prenant donc au sérieux ce roi encore jeune (15 ans) et appartenant à un des derniers clans francs restés païen. Remi était un homme de grande intelligence, de grande profondeur, un chrétien vraiment fervent. Lorsque, des années plus tard, Clovis, lancé dans la conquête des Gaules mais aussi profondément remué par ce qu’il avait pu sentir de la force du Dieu des chrétiens, demanda le baptême, il ne pouvait que s’adresser à l’évêque de Reims, la ville romaine dans l’attraction de laquelle se trouvait Tournai. La Providence avait bien préparé les choses en permettant que Remi en soit encore l’évêque, car il était tout à fait à la hauteur du défi qu’il y eut à préparer un tel homme au baptême et à la hauteur de l’événement que ce fut.

Le souvenir du baptême de Clovis conduisit, beaucoup plus tard, à ajouter au rite du couronnement une onction d’huile. Elle reprenait le rite de l’onction d’huile reçue par le jeune David des mains du prophète Samuel, faisant de lui l’oint, le messie du Seigneur. Mais elle était surtout reliée au baptême de Clovis.

L’archevêque Hincmar, au IXème siècle, avait fait ouvrir le tombeau de saint Remi. On y avait alors trouvé une fiole contenant de l’huile. On se souvint alors, tout à fait opportunément, que, lorsque Clovis fut baptisé, le Saint-Chrême vint à manquer. Saint Remi, raconte Grégoire de Tours, se mit alors en prière et, soudain, vint du ciel une colombe tenant en son bec un récipient. Le saint évêque reçut le récipient et en prit ce dont il avait besoin pour oindre le nouveau baptisé. Le reste fut conservé pieusement. Hincmar reconnut donc dans la fiole trouvée dans le tombeau de saint Remi le récipient contenant l’huile venue du ciel. Elle prit le nom de « sainte Ampoule ». Hincmar évoqua cette histoire lors du couronnement de Charles le Chauves, roi de Lotharingie, à Metz, en 869, mails il ne dit pas s’il a apporté cette fiole ni s’il l’a utilisée. Seulement en 1131, pour le sacre du jeune Luis VII, la description du rite mentionne explicitement la « Sainte Ampoule » et son usage. A partir de là, le couronnement du roi devint premièrement un sacre, marqué par des onctions faites en différents lieux du corps. L’Archevêque, pour ce faire, prélevait avec une aiguille ce qu’il pouvait dans la sainte Ampoule et le mêlait sur une patène avec du Saint-Chrême consacrée dans l’année. Ainsi fixé, le rite du sacre du roi de France resta à peu près immuable, jusqu’à la Révolution et il fut respecté encore pour le sacre du roi Charles X.

Le lien avec le baptême de Clovis renforcé par la sainte Ampoule rendit nécessaire que le sacre soit célébré à Reims, qu’il ait lieu dans la cathédrale et que le célébrant principal en soit l’archevêque, successeur de saint Remi. L’opportunité de la présence du pape dans une ville-frontière entre ce qui allait devenir le royaume de France et ce qui resterait l’Empire s’était transformée en la nécessité que le roi entre en plénitude dans sa mission au lieu même où son aïeul plus ou moins supposé Clovis avait reçu le baptême et d’une manière aussi proche que possible des conditions de ce baptême.

Cathédrale du sacre ou cathédrale tout court

Il est commode, notamment pour les guides touristiques, de présenter la cathédrale de Reims comme « la cathédrale du sacre ». Ainsi la municipalité a-t-elle commandé l’an passé un nouveau spectacle projeté sur la façade, en retenant comme trame les émotions d’un roi qui s’apprête à être sacré. Le titre du spectacle dit bien ce dont il s’agit : « Regalia ». Au cœur du spectacle donc, l’image magnifiée du sceptre, de la main de justice, des éperons, de l’épée et enfin de la couronne tournoient sur la façade. La sainte Ampoule n’est évoquée qu’au tout début, d’une manière que seuls les connaisseurs peuvent repérer, alors qu’elle était sans doute l’objet entouré de la plus grande aura. Elle était gardée dans l’abbaye Saint-Remi, auprès du tombeau du saint évêque confié depuis les tout premiers temps à une communauté de moines, devenus progressivement bénédictins. Au matin du sacre, le roi envoyait des chevaliers soigneusement choisis la chercher. Au retour de l’abbaye, ils escortaient l’abbé de Saint-Remi, monté sur un cheval, protégé par un dais, qui portait autour du cou, accroché à une chaîne, la sainte Ampoule.

Mais il ne me semble pas juste de réduire la cathédrale à son rôle lors des sacres. Il n’y a guère eu que 30 rois en France entre 987, début de la dynastie capétienne, et 1789. Tous ont été sacrés à Reims, sauf deux : Robert le Pieux, fils d’Hugues Capet, sacré à Orléans par l’Archevêque de Reims et Henri IV parce que Reims était alors à la Ligue catholique qui s’opposait encore à lui. La cathédrale n’attendait pas ces cérémonies exceptionnelles pour servir. Elle était utilisée tous les jours comme toutes les cathédrales pour la prière de l’office, notamment celle assurée par le chapitre, pour les fonctions épiscopales, pour le service ordinaire des fidèles dont étaient chargés les chanoines et les chapelains que, souvent, ils déléguaient.

Reims a connu au même emplacement 4 cathédrales. Le diocèse a été fondé par saint Sixte, venu avec son frère saint Sinice qui partit ensuite fonder le diocèse voisin de Châlons. La première église cathédrale repérée est attribuée à l’activité de saint Nicaise, au IVème siècle. Elle était installée dans la ville gallo-romaine à proximité des thermes, découverts au Nord de la cathédrale actuelle, et d’un bâtiment de prestige, souvent identifié comme le palais du gouverneur et qui devint, un peu plus tard, la maison de l’évêque. Un peu en dehors d’elle, à l’Ouest, un petit bâtiment abritait le baptistère, celui dans lequel Clovis et, dit-on, 3000 Francs ont été baptisés. Au Xème siècle, l’archevêque Ebbon fit agrandir la cathédrale C’est en ce bâtiment qu’eut lieu le premier couronnement rémois. Hincmar, grand juriste, homme de forte autorité, la fit décorer magnifiquement selon les canons de l’époque carolingienne. Une reconstruction fut entreprise dans le style nouveau initié à Saint-Denis, près de Paris, tout en conservant les dimensions déjà considérables de l’édifice carolingien. Un incendie, sans doute en 1210, fournit l’occasion de reconstruire l’édifice en profitant des nouveautés architecturales magnifiées à Chartres et à Paris, ce que nous appelons le style gothique. Les travaux furent entrepris, comme il convient par le chœur. A mesure qu’ils avancèrent, avec quelques péripéties qui en rallongèrent la durée d’une bonne trentaine d’année, il fut décidé d’allonger la nef en déplaçant la façade vers l’Ouest et en préparant une façade somptueusement ornée, dépassant celles de Paris et d’Amiens.

Bien sûr, la longueur de la cathédrale était commode pour la célébration des sacres, et assurément elle fut aussi pensée pour cela. Il fallait accueillir une foule considérable de grands seigneurs et de leurs suites, et installer tout un appareil très complexe pour que les rites principaux puissent être vus par le plus grand nombre. Mais il ne faut pas oublier que la nef des cathédrales et leurs bas-côtés permettaient aux chanoines de processionner sans être sous la pluie ou la neige ou la trop grande chaleur. Ces processions avaient des aspects pratiques. Elles permettaient, notamment, de montrer aux fidèles les reliques conservées dans la cathédrale. Il y avait là un beau trésor qui est d’ailleurs un lieu entre votre ville de Prague et la cathédrale Notre-Dame de Reims. On a retrouvé, en effet, dans la sacristie, dans les années 60, conservée dans une boîte à chaussures, une lettre du roi Charles V demandant à l’archevêque de Reims de fournir à l’empereur Charles IV une relique insigne. Vous savez sans doute que l’empereur Charles IV, le titulaire du pont Charles de votre ville, était un grand collectionneur de reliques. Il était venu rencontrer à Paris son neveu, le roi, et il voulait rentrer chez lui, dans sa bonne ville de Prague, en ayant enrichi sa collection. La bibliothèque de notre ville conserve une lettre de l’archevêque informant le roi de l’exécution de sa demande ; l’archevêque décrivant comment il a fait scier l’os de saint Nicaise pour l’offrir à l’impérial visiteur. Cependant, il me semble important de se souvenir que, pour l’homme du moyen-âge, même et peut-être surtout pour les clercs, les processions ont, en plus de leur utilité pratique, une valeur cosmique. La déambulation des chanoines est un pèlerinage qui ne finit pas, une course vers le Père de toute gloire, dans laquelle la course des astres et les révolutions de la terre trouvent leur sens plénier.

Le plus intéressant à mon sens est que l’iconographie de la cathédrale de Reims, telle qu’elle est conservée aujourd’hui, n’évoque guère le sacre. Les vitraux du chœur magnifient les 7 Églises de la Province avec leurs évêques qui étaient les pairs ecclésiastiques du royaume, portant chacun avec les 7 pairs laïcs, un des regalia pour le sacre, mais ils sont disposés non pas selon leur intervention au sacre mais selon leur place lors des synodes provinciaux qui se tenaient dans l’arrière-chœur de l’édifice.

La grande façade Ouest, elle, célèbre le baptême de Clovis représenté en son sommet. Elle exalte aussi le roi David, le Messie, celui qui a reçu l’onction, mais elle ne représente pas l’onction qu’il a reçu du prophète Samuel, seulement sa victoire sur Goliath, chef-d’œuvre d’humanité et même d’humour dans les immenses dimensions d’une pareille façade, et annonce surtout de la victoire du Christ sur le démon et les forces du mal. Autour de la rose centrale sont représentées les différentes rencontres du jour de la Résurrection : Marie-Madeleine et Pierre, puis Pierre et Jean au Sud ; le Ressuscité et les disciples puis le Ressuscité et Thomas au Nord, tandis qu’au centre, au plus près de la rose on reconnait les deux pèlerins d’Emmaüs et celui qui vient les rejoindre sur le chemin.

Le portail Nord raconte dans ses voussures la Passion, tandis que son gâble montre le Crucifié entouré des larrons ; le portail Sud célèbre l’Apocalypse et montre le Christ glorifié sur le trône. Le portail central est surmonté d’un gâble magnifique au sommet duquel la Vierge Marie est couronnée par son Fils. Le seul couronnement montré est celui d’une femme, alors que les reines n’ont jamais été couronnée à Reims – je crois avoir compris que c’était une différence avec le rite du couronnement chez vous-, c’est le couronnement de Marie, chef-d’œuvre de Dieu et de la grâce du Christ, en qui la glorification de l’humanité est anticipée. Certes, une galerie de statues de rois, 55 au total, courre sur la façade et les côtés de la cathédrale, mais ils ne sont pas des portraits de rois de France, lesquels n’ont jamais été 55. Mon hypothèse personnelle, parce qu’ils sont entourés d’anges majestueux, est qu’ils correspondent plutôt aux rois que montre l’Apocalypse. La façade donc, rappelant en son sommet le baptême de Clovis, célèbre la victoire du Christ sur le péché et la mort et annonce la glorification ultime de l’humanité.

La cathédrale de Reims a donc été la cathédrale des sacres, mais elle fut surtout une cathédrale comme les autres, à la fois édifice accueillant la célébration des mystères du salut et symbole majestueux et audacieux de la Jérusalem céleste. Ce dernier aspect, il faut le noter, n’était plus compris au XVIIIème siècle. Pour le sacre du roi Louis XV, la cathédrale fut habillée d’un décor complet de bois et de cartons peints pour ressembler le plus possible à un théâtre de style classique. Le lieu demeurait symbolique, indispensable pour la légitimité de la monarchie, mais la cathédrale gothique n’était plus comprise comme symbole de la Jérusalem céleste et du cosmos réconcilié ni tout à fait l’histoire humaine comme histoire du salut.

Cathédrale de la nation outragée, cathédrale de la réconciliation

La Révolution ne causa pas de grands dommages à Notre-Dame de Reims. Le culte y fut suspendu un temps, l’archidiocèse fut supprimé par la volonté de faire oublier l’Ancien Régime. Même le concordat de 1804 maintient Reims en situation humiliée. Le fait le plus marquant, pour ce qui nous concerne, fut la destruction de la Sainte Ampoule. Un représentant de l’Assemblée qui s’appelait alors la Convention vint exprès de Paris pour éliminer ce reste des grandeurs de la monarchie. Les moines avaient été chassés de l’abbaye de Saint-Remi, remplacés par un curé ayant prêté serment à la constitution civile du clergé. Celui-ci, prévenu, vida le contenu de la Sainte-Ampoule dans un récipient qu’il confia à une famille de bonne volonté. Le conventionnel, un nommé Rühl, arriva, s’empara de la Sainte Ampoule dans le tombeau de saint Remi et s’en vint sur l’ancienne Place Royale pour briser l’Ampoule devant la foule sur le socle de la statue démontée du roi Louis XV. Quelqu’un s’arrangea pour se tenir tout prêt et recueillit soigneusement les éclaboussures qu’il reçut sur son manteau. Après la Révolution et l’Empire, lorsque les rois de la famille Bourbon revinrent en France, ce qui avait été sauvegardé par le curé et ce qui avait été récupéré des éclats de la Sainte Ampoule fut réuni. Pour le sacre du roi Charles X, un nouveau récipient fut créé.

La cathédrale de Reims vécut donc encore un jour de sacre, le 29 mai 1825. En vue du sacre, l’archevêché de Reims avait été rétabli. Victor Hugo, alors âgé de    et toujours dans sa phase royaliste, vint pour l’événement qui lui fit une forte impression. Etant arrivé quelques jours avant le sacre, il visita la ville et c’est là qu’il rencontra deux personnes, le sacristain de   et une lavandière , qui devinrent le Quasimodo et l’Esméralda de Notre-Dame de Paris. Car, entre-temps, la cathédrale de Paris était devenue ce qu’elle n’avait guère été jusque-là, la cathédrale emblématique de la France, celle en qui se concentre l’histoire de la nation, non pas tant des rois que du peuple magnifié par le poète Victor-Hugo. Notre-Dame de Reims se contenta d’être la cathédrale d’un diocèse, alors important. Il fallut attendre la fin du XIXème siècle toutefois pour que les archevêques de Reims aient de nouveau un rayonnement personnel. L’édifice lui-même bénéficia de quelques restaurations menées par Viollet-le-Duc, un temps architecte diocésain de Reims, mais il était peu endommagé. Il fut admiré comme un chef-d’œuvre du moyen-âge, mais moins promu par l’image que la cathédrale de Paris que sa situation, sur l’île de la Cité, émergeant en quelque sorte du fleuve Seine, rendait très photogénique.

Reims prit paradoxalement sa revanche avec la première guerre mondiale. Dès septembre 1914, les troupes allemandes, ayant traversé avec la brutalité que l’on sait la Belgique et les Ardennes, entrèrent dans la ville. Elles en furent chassées par la contre-offensive française, connue sous le nom de bataille de la Marne. Mais les troupes françaises étaient si épuisées au soir de la bataille qu’elles s’arrêtèrent dans la ville et laissèrent l’ennemi s’installer solidement dans les collines qui entourent Reims. Le front se stabilisa ainsi jusqu’à l’extrême fin de la guerre. Au matin du septembre, les canons allemands bombardèrent la ville. Des obus visèrent la cathédrale. C’était au mépris de la convention de Bâle, signée dès    tant par l’Empire allemand que par la République française. Les signataires s’engageaient en cas de guerre à respecter les monuments appartenant au patrimoine des autres pays et à ne pas utiliser ces monuments à des fins de guerre. Les Allemands plaidèrent que les Français avaient installé des observateurs dans une des tours, les Français répliquèrent qu’ils s’étaient agi tout au plus de soldats montés installer un drapeau signalant que la cathédrale servait d’hôpital. Elle l’était en effet pour quelques soldats allemands blessés laissés en arrière par le recul tactique des troupes allemandes.

Malheureusement la tour Nord avait l’objet de travaux de restauration dans l’année 1914 et l’échafaudage en bois avait été laissé en place lorsque les ouvriers avaient été mobilisés. Les obus l’enflammèrent, le feu se communiqua à la charpente, le toit s’embrasa. Le plomb fondit et s’écoula à travers les gargouilles. La voûte finit par s’effondrer tandis que les statues de la tour Nord, portées à haute température, éclatèrent. Les dégâts furent considérables même si la structure d’ensemble résista bien.

Le scandale surtout fut énorme, et la propagande française s’en empara avec efficacité. La Kultur allemande révélait sa vraie face de barbarie, de sorte que soutenir la France était servir la civilisation. L’argument fut mis en chanson, en poème, en image, et diffusé jusqu’au Canada ou aux Étas-Unis pour encourager la mobilisation des jeunes hommes du côté de la France. L’archevêque de Reims, le cardinal Luçon, fut héroïque : il resta dans la ville pendant les 4 années de guerre, subissant les conséquences des bombardements qui furent presque quotidiens pendant tout le temps du conflit, partageant le sort de la population, allant visiter les blessés, veillant les morts, contribuant à l’organisation de la vie, et célébrant tous les vendredis le chemin de croix dans la cathédrale dévastée.  A la fin de la guerre, la cathédrale de Reims, en ses ruines glorieuses, était devenue un symbole : non plus de la Jérusalem céleste, non plus comme cathédrale des sacres, mais le symbole de la nation française outragée mais victorieuse, porteuse de la justice en ce monde, attirant à elle tous les peuples. L’élan pour sa restauration vint du monde entier. Les travaux furent rendus possibles par deux dons colossaux de John Rockfeller. Le génie de l’architecte des Monuments Historiques en charge à Reims, Henri Deneux, permit de reconstruire les voûtes et la toiture. La charpente fut refaite en ciment armé mais selon une structure qu’Henri Deneux avait conçue en étudiant de près les charpentes en bois d’un grand architecte de la Renaissance, Philibert Delorme. Ce que je raconte rappelle sans doute à chacun de vous le drame de l’incendie de Notre-Dame de Paris en avril dernier et les débats autour de sa restauration. En 1918, reconstruire en bois n’était guère envisageable : dans le Nord et l’Est de la France, où se trouve la ville de Reims, toutes les forêts étaient détruites, les arbres ravagés par les tirs d’obus ou de mitraille. En 1919, certains esprits avaient milité pour que la cathédrale restât en ruines, en mémorial de la barbarie allemande. La population de Reims fut unanime à réclamer de retrouver sa cathédrale et son usage liturgique, ce qui fut fait complètement en 1938. La ville allait peu de temps après connaître l’occupation allemande. Elle ne souffrit pas de la guerre comme deux décennies auparavant, sinon des bombardements alliés de la Libération.

En 196Z, le général De Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, franchit le pas d’inviter le chancelier Adenauer en visite officielle en France. Il voulut l’emmener en différents lieux du territoire national dans le but affirmé de transformer la réconciliation politique en une réconciliation populaire. A peine la guerre achevée, de nombreux mouvements, et notamment des mouvements catholiques ou œcuméniques de grande importance avaient lancé des camps de jeunes, des jumelages entre villes ou villages français et allemands… Des accords politiques avec la République fédérale avaient été signés, notamment dans le cadre de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, lancée par Robert Schumann et Jean Monnet. Mais un pas devait être franchi encore : un accord politique portant les relations entre la France et l’Allemagne fédérale à un niveau inédit et une réconciliation populaire. Aussi le général de Gaulle promena-t-il le chancelier à travers la France et choisit-il comme point d’orgue la cathédrale de Reims. Le général de Gaulle ne se contenta en effet pas d’une déambulation dans la ville, ni d’une visite de la cathédrale. Il voulut une messe à laquelle le chancelier et lui-même participèrent au même rang. La cathédrale qui avait été pour les Français la justification symbolique de la détestation des Allemands est ainsi devenue le lieu de la réconciliation. Elle l’a été non seulement par la présence des deux hommes d’Etat agissant ensemble, mais par leur participation commune au mystère du sacrifice du Christ qui scelle la réconciliation entre l’humanité pécheresse et le Dieu de la paix et de la vie. Étonnant moment que celui-là où deux responsables politiques de haute stature morale confient leur œuvre à celui « à qui rien n’est impossible », s’il s’agit de la conversion des cœurs. Épisode difficilement imaginable aujourd’hui où le politique se maintient strictement dans ce qui lui est possible. Peut-être est-il ainsi plus modeste, moins naïf quant à l’apaisement qu’il peut procurer, mais il risque de rester empêtré dans ses jeux de pouvoir et il renonce à conduire les peuples vers une justice plus haute et plus forte. Cette sagesse-là n’est pas méprisable. Elle indique cependant fortement combien il est important que d’autres réalités que le politique relient les êtres humains entre eux et leur offrent de quoi travailler leurs cœurs.

La cathédrale de Reims ne sert plus au couronnement des rois. Elle sert chaque jour à la célébration des mystères du salut et sa présence au milieu de la ville rappelle à tous ceux qui lèvent un tout petit peu les yeux l’espérance de la Jérusalem céleste. Mieux encore, elle symbolise la conversion des cœurs vécue par les Français et les Allemands, du mépris et de la colère à la connaissance mutuelle et au pardon. La victoire du Ressuscité, discrètement proclamée sur la façade, culmine dans le couronnement de Marie ; elle se manifeste aussi dans la réconciliation concrètement scellée entre deux peuples qui, par trois fois en moins d’un siècle cruellement affrontés. Seul l’Esprit du Messie d’Israël peut conduire les peuples vers la paix en plénitude.


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