Homélies pour les ordinations diaconales et sacerdotales de la Communauté Saint-Martin à Evron - L'Eglise Catholique à Reims et dans les Ardennes

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Publié le 28 juin 2021

Homélies pour les ordinations diaconales et sacerdotales de la Communauté Saint-Martin à Evron

Découvrez les homélies de Mgr Eric de Moulins-Beaufort du 24 et 25 juin 2021, à l’occasion des ordinations diaconales et sacerdotales de la Communauté Saint-Martin en la basilique Notre-Dame de l’Épine d’Évron (Mayenne-53).

Homélie pour la solennité de la nativité de saint Jean-Baptiste, le jeudi 24 juin 2021, en la basilique Notre-Dame de l’Épine d’Évron, Messe d’ordination des diacres en vue du sacerdoce de la Communauté Saint-Martin

Dieu aime travailler dans le long terme. Pour aboutir à Jean le Précurseur, il a fallu la longue histoire d’Israël, tissée de fidélité à l’Alliance et d’infidélités nombreuses, façonnées par des accidents historiques, parfois glorieux pour le peuple choisi, parfois humiliants. Cette longue histoire s’est concentrée en quelque façon dans la vie de Zacharie et d’Élisabeth, vie d’observance fidèle, de garde des commandements, longtemps restée sans récompense visible. Pour aboutir à chacun de vous, qui vous tenez devant l’autel, qui venez d’être appelés pour l’ordre des diacres, il a fallu une longue histoire, plus longue que celle que vous connaissez, l’histoire de votre famille, depuis ses origines, tissée par les fidélités et les manquements de vos aïeux, par leurs espoirs, leurs engagements, leurs défaillances peut-être, une histoire reprise par vos grands-parents et vos parents et dont ont été témoins plus ou moins ceux et celles qui vous entourent aujourd’hui et ceux et celles, plus nombreux, que vous avez dû renoncer à inviter en ce jour mais qui s’unissent à nous et, à travers tout cela, l’histoire entière de l’humanité, nouée de personne à personne. Plus réellement encore, c’est l’Église entière, comme communion de foi, d’espérance et de charité, depuis Abel le juste et Abraham, qui vous porte ce matin pour que vous puissiez répondre à l’appel qui vous a été adressé.

Dieu travaille toujours dans le long terme, il prépare de longue main ses effets, mais il n’est pas prisonnier de l’histoire humaine. Jean qui va devoir accepter d’être le Précurseur est un élu, un choisi. Il n’est pas seulement l’aboutissement des générations qui l’ont précédé, il n’est pas leur quintessence, le fruit de leur maturité, il est un don gratuit de Dieu à Zacharie et à Élisabeth et, par eux, à l’humanité entière. Encore moins le Messie sera-t-il le résultat des siècles, même s’il a fallu toute la longue histoire que nous connaissons pour préparer le berceau spirituel qui pouvait l’accueillir, puisque le Précurseur déjà a été donné à ses parents et à son peuple par une libre initiative divine, même si cette initiative se préparait depuis les commencements les plus lointains. « Ils voulaient l’appeler Zacharie, du nom de son père. Mais sa mère prit la parole et déclara : ‘’Non, il s’appellera Jean.’’ ». Non pas « Dieu se souvient », comme si Dieu toujours un peu se faisait prier, mais « Dieu fait grâce » parce que toujours ce que Dieu donne est au-delà de toute production et de tout mérite.

 Chers amis, qui vous tenez devant l’autel de Dieu ce matin, vous êtes le beau fruit des générations qui vous ont précédés et de ce que vos parents et tout votre entourage vous ont aidés à recevoir de l’expérience de l’humanité, mais vous êtes aussi des élus, des choisis de Dieu. Pourquoi vous, plutôt que tel autre ? Pourquoi vous ici ce matin ? On peut multiplier les explications sociologiques ou psychologiques et aucune ne sera tout à fait fausse, mais le fond du fond est que Dieu vous a choisis : « J’étais encore dans le sein maternel quand le Seigneur m’a appelé ; j’étais encore dans les entrailles de ma mère quand il a prononcé mon nom. » Les prophètes d’Israël savaient bien cela, eux qui signifiaient, chacun à sa manière, que Dieu, le Dieu vivant, le Dieu créateur, voulait agir dans l’histoire des humains pour l’infléchir et la conduire là où les humains ne pouvaient prévoir d’aller. En chacun de vous s’exprime le meilleur de l’histoire spirituelle de vos familles et, à travers elles, de vos pays et même de l’humanité entière, et pourtant chacun de vous n’est là que parce que Dieu l’a choisi et appelé depuis le commencement de sa vie, pour en faire l’instrument visible de son action surtout invisible mais si forte au cœur de la vie des humains : « Il a fait de moi une flèche acérée, il m’a caché dans son carquois… ‘’C’est trop peu que tu sois mon serviteur pour relever les tribus de Jacob, ramener les rescapés d’Israël : je fais de toi la lumière des nations, pour que mon salut parvienne jusqu’aux extrémités de la terre. »

Au début de cette célébration, vous avez répondu à l’appel de votre prénom et vous avez prononcé le vœu du célibat : vous vous êtes engagés à la chasteté et à la continence pour le Royaume de Dieu. L’histoire de vos familles ne se poursuivra pas par vous ; la continuité des générations ne sera pas assurée par vous. Vous avez consenti à vous retirer du grand mouvement de l’histoire des humains, qui est fondamentalement une histoire d’engendrements et de transmission, parce que vous consentez au choix mystérieux de Dieu : vous acceptez de porter témoignage au cœur de l’humanité qu’en vérité Dieu fait grâce, que Dieu le Créateur n’oublie pas les humains, qu’il ne les a pas lancés dans l’aventure si âpre parfois de la vie et si joyeuse aussi pour les laisser s’y perdre ou s’y consumer, pour attester par tout votre être, votre esprit et votre chair, que Dieu veut en fait choisir chacun et chacune et en faire son intime pour l’éternité. Vous consentez un renoncement immense, et peut-être l’époque où nous sommes le sait-elle mieux qu’aucune autre ; en tout cas, elle sait, cette époque, et vous savez en elle, le risque d’un tel renoncement qui ne peut supporter aucun dévoiement, parce qu’il serait aussi destructeur que ce renoncement est porteur de promesses. Par la chasteté et la continence vouées en vue du Royaume, vous manifestez à tous que la sexualité n’est pas seulement affaire d’épanouissement personnel et d’équilibre des passions, mais qu’elle inscrit chacun de nous dans l’histoire totale de l’humanité, qu’elle nous relie à l’histoire spirituelle entière de l’humanité, puisqu’il s’agit de recevoir la vie comme un don et de faire fructifier ce don pour la vie de tous les autres.

Vous avez le privilège d’être ordonnés au jour où l’Église célèbre la naissance de Jean le Précurseur. Aujourd’hui, vous allez vivre une nouvelle naissance, vous allez naître de nouveau. Pendant des années, vous avez été portés dans le sein de vos familles, de vos paroisses, de votre pays d’origine, de l’humanité, de l’Église entière. Aujourd’hui, Dieu vous fait paraître au grand jour en marquant votre être d’une manière nouvelle. Déjà le baptême avait été une naissance redoublée, une naissance dans l’Esprit-Saint qui a fait de vous, comme de tous les baptisés, un membre du Corps du Christ, vous intégrant dans le Corps dont le Christ Jésus est la Tête pour que votre vie ne soit plus une vie en vue de la mort mais une vie pour la vie éternelle. En ce jour, vous allez être configurés au Christ, au Christ Jésus, le Messie qui vient en tant que serviteur. Vous allez être unis à la racine de votre être au Fils bien-aimé qui se fait le serviteur de son Père et le serviteur de celles et de ceux que le Père lui donne. Désormais votre vie ne sera plus orientée vers son épanouissement, vous n’aurez pas à vous soucier d’enrichir l’humanité par vos talents, de fonder une famille, de déployer les multiples richesses que Dieu permet aux humains de faire sortir par leurs œuvres et qui chantent sa gloire : vous, vous serez consacrés à prolonger l’abaissement du Fils, à le rendre sensible, palpable, pour le bien de tous, à manifester à ceux et celles qui vous rencontreront qu’il n’y a pas d’être humain dont Dieu ait honte ou dont il se résigne à avoir honte, qu’il n’y a pas d’être humain que le Fils bien-aimé ne soit prêt à aller chercher dans les replis obscurs de son âme, de sa liberté, pour l’intégrer ou le réintégrer dans son Corps et le conduire jusqu’au Père, et qu’il n’y pas d’œuvre bonne qui soit trop petite ou trop insignifiante pour ne pas recevoir la louange de Dieu. Vous rendrez perceptible à tous que le Dieu vivant veille sur ses enfants, même sur celles et ceux qui reviennent de loin, qui n’ont pas encore totalement achevé leur retour, ceux ou celles qui n’ont pas commencé le leur.

 C’est une nouvelle naissance, car, même lorsque vous serez ordonnés prêtres, configurés au Christ Tête, distribuant ses dons, vous aurez toujours à vivre de cette position initiale d’abaissement, de service, d’admiration, d’espérance aussi. Vous ne cesserez jamais d’être des diacres, des serviteurs du Corps, même lorsque vous aurez à conduire le peuple saint avec l’autorité du Christ. Le sacrement de l’ordre est le sacrement de la configuration au Christ ; par l’ordination de ce jour, vous allez naître à cette condition nouvelle qui sera votre condition désormais jusqu’au dernier de vos jours et pour l’éternité : « Maintenant le Seigneur parle, lui qui m’a façonné dès le sein de ma mère pour que je sois son serviteur, que je lui ramène Jacob, que je lui rassemble Israël. Oui, j’ai de la valeur aux yeux du Seigneur, c’est mon Dieu qui est ma force ».

Votre ordination est une naissance mais sous le signe du Précurseur. Car vous n’êtes ni ne serez le Messie, le Christ. Vous serez désormais le signe visible que celui-ci s’approche, que celui-ci vient à son peuple, que celui-ci donne sa vie pour tous. Le Précurseur nous le rappelle à jamais : « Le plus grand des enfants des hommes est le plus petit dans le Royaume de Dieu ». Aucun de nous n’est le Messie, aucun baptisé et pas davantage aucun ministre ordonné. Le diaconat inscrit en votre être vous rappellera toujours que vous êtes comme le Précurseur : celui qui désigne, celui qui annonce, celui qui prépare les chemins du Seigneur. La configuration inscrite en vous au Christ Serviteur doit vous rappeler sans cesse que vous avez à vous identifier à la parole de Jean : « Ce que vous pensez que je suis, je ne le suis pas. Mais le voici qui vient après moi, et je ne suis pas digne de retirer les sandales de ses pieds. » Même prêtres, vous demeurerez dans cette attitude. Alors que nos contemporains s’épuisent dans la recherche de leur identité, nous avons, nous, ministres ordonnés, à consentir joyeusement à ne pas avoir à nous soucier de qui nous sommes parce que nous avons à désigner celui qui vient et dont nous ne sommes pas dignes de retirer les sandales. Vos études, dans la diversité des matières ; votre formation humaine densifiée par la vie fraternelle ; votre prière, tant privée que liturgique, ont pour finalité de vous rendre capables de percevoir l’approche du Seigneur dans l’histoire de chacune et de chacun et de la contempler avec un infini respect, avec une crainte religieuse, avec émerveillement et discrétion, en demandant instamment la grâce de ne jamais vous interposer, avec votre tempérament et vos convictions trop personnelles, entre Celui qui vient et la personne qui le cherche ou l’attend ou l’espère ou que Lui cherche, attend et espère.

Vous êtes ordonnés diacres dans la Communauté Saint-Martin. Vous y êtes nombreux, en tout cas au regard de l’Église aujourd’hui en France et un peu ailleurs dans le monde. Avant tout, vous serez diacres puis prêtres, si Dieu le veut et l’Église aussi, mais diacres encore et toujours et chaque jour de votre vie. D’être de la Communauté Saint-Martin ne vous oblige, si je comprends bien l’intuition de vos fondateurs, ni à défendre un modèle d’Église, ni à illustrer une tendance de pastorale, ni à construire un modèle social, ni à incarner une école de théologie, cela ne vous oblige qu’à une chose, la seule qui compte : être saints. « Que sera donc cet enfant ? » : la question qui habitait ceux et celles qui furent témoins de la naissance de saint Jean le Baptiste, le Précurseur, monte en nos cœurs à tous en vous contemplant : « Que seront donc ces enfants ? » Puisse la réponse être : des saints ! L’évangéliste l’a écrit : « L’enfant grandissait et son esprit se fortifiait. Il alla vivre au désert jusqu’au jour où il se fit connaître à Israël. » Appartenir au patronage de saint Martin ne nourrira en vous aucun orgueil et moins encore aucune vanité, et vous devez y veiller d’autant plus que vous êtes nombreux. Nul ne peut se dire saint, nul ne peut se croire saint. De même que Jean, ayant bu de sa famille tout le lait qu’elle pouvait lui donner, alla vivre au désert non pour s’enfermer dans une solitude orgueilleuse mais pour se laisser préparer pour sa mission, pour se laisser décaper intérieurement et devenir capable de désigner le Messie sans jamais prétendre l’être, de même Martin ne fut qui il est à nos yeux que parce qu’il vécut au désert, ne s’attachant à aucun bien mais s’efforçant d’être présent à Dieu et de laisser le Christ agir en lui, de même encore vous, vous serez diacres au long de votre vie, gardant en vous ce qui rapproche le diaconat du Précurseur : désigner celui que vous n’êtes pas tout en tâchant de le laisser faire en vous sa demeure. Plus vous serez actifs, plus vous porterez la parole de Dieu, plus vous consolerez ou affermirez les âmes, plus vous entraînerez les foules, et plus vous aurez à vous retirer au désert, plus vous aurez à en trouver les moyens. Car, en vérité, de lui seul, Jésus, quoi qu’en comprenne le prophète, il a été dit : « C’est trop peu que tu sois mon serviteur… je fais de toi la lumière des nations », et en lui seul une telle parole peut nous être adressée par Dieu. Le diacre au sein de l’Église, ordonné mais configuré au Christ Serviteur, prolonge le geste de Jean le Précurseur. Car Jésus est le Fils tellement abaissé, tellement serviteur, que les humains pourraient ne pas le voir. Il en faut qui le désignent, il en faut qui le fassent connaître et reconnaître, il en faut qui attestent de sa venue et de sa présence. Les diacres font cela, ils sont cela, par la force de l’ordination, et ils le font vraiment dans la mesure où ils se souviennent toujours avec saint Jean-Baptiste, le Précurseur, que l’autre Christ, l’alter Christus, c’est le saint et lui seul,

Amen

+ Eric de Moulins-Beaufort


Homélie pour la messe des ordinations sacerdotales de la Communauté Saint-Martin, le vendredi 25 juin 2021, en la basilique Notre-Dame de l’Épine d’Évron

Permettez-moi de commencer par un fait personnel. Un des prêtres qui m’ont le plus marqué, dont j’ai fait la connaissance parce qu’il s’occupait de l’année de profession de foi dans la paroisse parisienne où ma famille venait d’arriver, répétait volontiers, de sa voix de basse : « Prêtre de Jésus-Christ ». Revenu de camp de concentration, il n’aimait guère les structures, il était un peu rebelle aux ordres et aux systèmes hiérarchiques, il se moquait des honneurs et n’était impressionné par personne, mais il était prêtre de Jésus-Christ et de le réaliser, de le dire, de se le dire, le bouleversait.

En ce jour de semaine, sans patronage particulier, que les contraintes sanitaires ont obligé à retenir pour votre ordination, vos Supérieurs ont jugé suffisant de prendre comme lectures de cette Messe les lectures proposées par le rituel. Or, les passages des saintes Écritures, de cette vaste bibliothèque qu’est la Bible, que l’Église a retenus pour la messe des ordinations sacerdotales visent le cœur de la réalité du prêtre. Ni la consécration d’Aaron et de ses fils, ni celle des soixante-dix anciens, ni le choix des Douze, ni l’appel de Pierre ou la confession de Césarée, tous passages auxquels la prière consécratoire se réfère pourtant, ni l’épître aux Hébreux, ni la description des sacrifices, mais juste le dialogue que nous avons entendu entre Jésus et Simon-Pierre au bord du lac de Tibériade, un petit matin après Pâques, la question trois fois répétée : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? » et la réponse de celui-ci : « Seigneur, toi, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime ». Chaque fois, nous l’avons entendu encore, Jésus conclut : « Sois le berger de mes agneaux, sois le pasteur de mes brebis, sois le berger de mes brebis. » Les exégètes discutent à l’infini pour savoir si les quelques variations repérables d’une question et d’une réponse à l’autre sont significatives ou seulement un effet de style. Chacun peut en juger. Tout compte sans doute dans un tel échange, y compris ce qui est insignifiant. Le plus important est ceci : il y a un troupeau et il faut que quelqu’un s’en occupe après Jésus, et celui qui est choisi et institué est interrogé sur son amour pour Jésus. Plus précisément encore, le dialogue fait ressortir que ce qui habilite Simon-Pierre pour être choisi et institué par Jésus est ce qu’il est capable de dire à Jésus, devant Jésus, de son amour pour lui.

Simon-Pierre, nous le savons, faisait le fanfaron : « Je donnerai ma vie pour toi » (Jn 13, 37) et même il avait osé proclamer : « Même si tous viennent à tomber, moi, je ne tomberai pas », Et si omnes scandalizati fuerint in te, sed non ego ! (Mc 14, 29 ; Vulg.). Quelques jours après Pâques, après les premières apparitions du Ressuscité, ses premières venues, Jésus, ce matin-là, met Simon-Pierre devant son triple reniement. Il ne lui fait aucun reproche, il lui ouvre la possibilité de lui dire encore son amour. Simon-Pierre avait pu penser que son enthousiasme ou son adhésion à Jésus était indéfectible et le rendait plus fort que tous les obstacles et que tous les autres. Il doit confesser qu’il aime Jésus sans qu’il puisse mesurer cet amour ni prétendre qu’il lui fera dominer tous les obstacles. L’amour qui intéresse Jésus n’est pas l’enthousiasme qui rend aveugle, mais l’élan intérieur qui fait s’émerveiller de la présence de l’autre, se découvrir face à lui plus vivant, plus libre, plein de paix et d’espérance. Chers amis, voilà ce qui doit monter en vous ce matin, ce que la célébration de ce jour fait apparaître au grand jour : que vous aimez Jésus, que le son de sa voix vous fait vibrer, que sa manière de présence, si discrète et si forte, dans l’Eucharistie mais aussi dans les gestes de la liturgie qui sont avant tout ses gestes à lui, stimule en vous la joie d’être et d’agir, que son approche dans le désert de la prière et les oasis qu’elle nous ouvre quelquefois nourrit en vous la paix intérieure et la persévérance ; que, finalement, vous l’aimez assez pour consentir à prolonger son action auprès de celles et de ceux qui sont ses agneaux ou ses brebis.

Il est un détail de grande importance : Jésus ne demande pas tout à fait à Simon-Pierre d’être le berger ou le pasteur des brebis ou des agneaux, comme la traduction liturgique nous l’a fait entendre ; il lui demande de faire paître ses brebis ou ses agneaux. Il n’y a qu’un seul Pasteur de tous, l’unique Pasteur de nos âmes, ainsi que le nomme l’apôtre Pierre dans sa première lettre, « l’Apôtre et le Grand-Prêtre que notre foi confesse », « Apostolum et Pontificem confessionis nostrae », la prière consécratoire nous le fera dire dans un instant : Jésus lui-même. A vous, à nous, il confie la charge de prolonger son action : « Pais mes brebis, pais mes agneaux ». Donne-leur la nourriture dont elles ont besoin mais pas une autre nourriture que celle que moi, Jésus, je leur ai préparée ; guide-les aux chemins de la vie, et pas par d’autres chemins que ceux que moi, Jésus, j’ai choisis pour elles ou pour eux ; console-les et rassure-les, mais en leur apprenant à goûter mon amour à moi et sans interposer ton besoin d’aimer et d’être aimé.  

Mesurez donc bien le renoncement auquel vous avez à consentir, le sacrifice que vous avez à offrir aujourd’hui et demain et tous les jours de votre vie désormais. Par l’ordination, vous recevez le pouvoir de porter la parole de Jésus de telle manière que, lui, parle à son peuple ; d’offrir le pain et le vin pour qu’ils deviennent son corps livré et son sang versé et renouvellent chaque membre et le Corps entier ; de prononcer sur beaucoup la parole du pardon de sorte qu’en vérité, Dieu pardonne au pécheur et le ramène sur les chemins de vie. Tout cela vous aurez à le faire avec les seuls moyens de Jésus. Tandis qu’autour de vous, les autres humains, et même vos proches, vos amis, vos frères et vos sœurs, déploieront leurs talents, leurs activités, transformeront le monde de manière palpable, reconnaissable, mesurable, pour qu’il soit habitable pour eux et pour celles et ceux qu’ils aiment et aimeront, vous n’aurez pour parler que la parole de Jésus, pour agir que les gestes de Jésus, pour réfléchir que la sagesse de Jésus. Tout chrétien, à vrai dire tout être humain, est appelé à aimer Jésus ; à vous, il est demandé de l’aimer en prenant soin de son troupeau mais en tant qu’il est à lui et avec ses seuls gestes à lui. Permettez-moi une recommandation : gardez-vous de trop dire « mes » brebis », « mes » ouailles », « mes » fidèles, et pas davantage « ma » paroisse, car ce sont les brebis et les agneaux et les fidèles et les frères et les sœurs de Jésus à qui vous êtes envoyé ou qui vous sont confiés, et chacun réclame de vous un respect infini. En chacun d’eux, en chacune d’elles, vous aurez à aimer Jésus, à le reconnaître qui vient faire sa demeure en telle ou telle personne, qui attire à lui tel être humain ou tel autre, qui fait resplendir sa charité en telle âme que vous aurez à admirer, et devant lui, comme Moïse, vous aurez soin de retirer vos chaussures ou comme saint Pierre de dire humblement : « Seigneur, tu sais tout, tu sais que, moi aussi, je t’aime ».

Lors de la crise de la quarantaine puis celle de la cinquantaine et celle encore de la soixantaine, – car telle est la condition humaine que l’allongement de la vie se paie, chaque décennie, de crises où l’équilibre intérieur de chacun se trouve un peu ou beaucoup, c’est selon, ébranlé-, lors de ces crises donc, vous aurez à choisir et à choisir à nouveau que votre action principale en ce monde ne passe que par les gestes de Jésus et vous pourrez vous émerveiller que votre action soit rien de moins que les gestes de Jésus, prolongés jusqu’à chacune et chacun. Par là vous montrerez votre amour au Seigneur qui vous interroge et non par la multiplication de vos réalisations, même s’il vous était donné de susciter des œuvres pleines de créativité et de fécondité. Que le cœur de vos paroles soit les quelques paroles que Jésus, lui seul, met sur vos lèvres : « Ceci est mon corps, prenez ; ceci est mon sang, buvez » ou encore : « Je te pardonne tous tes péchés », toutes vos autres paroles se reliant à celles-là, si brèves et si fortes. Que le secret de tous vos gestes soit celui de Jésus qui lave les pieds des siens, de Judas et de Pierre.

Parfois, ne vous faites pas d’illusion, vous chercherez à mesurer ce que vous aurez fait, à vérifier votre existence en tâchant de prendre en main ce que vous aurez créé, et vous souffrirez peut-être d’avoir bien peu à aligner à côté de ce que les humains autour de vous pourront présenter. Vous vous souviendrez qu’à vous il a été demandé d’aimer en faisant paître les brebis, ce que l’apôtre Pierre, si l’on en croit l’épître, ré-exprime en écrivant : « Veillez sur lui (le troupeau), non par contrainte mais de plein gré, selon Dieu ; non par cupidité mais par dévouement ; non pas en commandant en maîtres à ceux qui vous sont confiés, mais en devenant les modèles du troupeau. » Dans un monde qui réclame que chacun déploie sa puissance d’agir et que cette puissance se sente et se voie, vous aurez à choisir chaque jour d’agir surtout par les moyens de Jésus, les moyens faibles de Jésus. Lui, pour être le Seigneur, s’est fait serviteur. Lui, pour atteindre tous les humains, n’a pris aucun des prestiges de la technique ni du maniement des foules, et moins encore ceux de la force organisée, mais le chemin étonnant et étrange de l’abaissement, du service, du silence, du cœur ouvert et transpercé, du corps livré et du sang versé. Lui, tout en ramenant tout à lui, ne fait que ramener vers le Père dont il ne veut en rien, pas même d’un iota, prendre la place. L’Apôtre saint Pierre vous le dit ce matin lorsqu’il se présente dans sa lettre comme « témoin des souffrances du Christ, communiant à la gloire qui va se révéler. »

Chers amis, vous qui vous tenez ce matin devant l’autel, sur qui, dans un instant, je vais imposer mes mains, prolongeant le geste des Apôtres, eux-mêmes prolongeant celui que Jésus fit sur eux, vous devenez prêtres dans un moment étonnant de l’histoire de l’Église. Pendant des siècles, en particulier dans un pays comme le nôtre, ce que faisait un prêtre était clair, les lieux d’exercice du ministère étaient connus, la paroisse territoriale en était le centre qui permettait bien des exceptions. Depuis des décennies, le nombre des prêtres diminue dans notre pays et dans tous les pays occidentaux. Il en va différemment en Afrique ou en Asie ou dans certaines Églises d’Orient. Dans nos terres de vieille chrétienté, tout un tissu chrétien se défait, la trame elle-même paraît atteinte irrémédiablement. Un modèle de société disparaît dont vous, dans la jeunesse de votre âge, n’avez à vrai dire connu que la trace lointaine. Est-ce le temps de désespérer ? Sûrement pas. Ce matin, en vous contemplant, nous recevons la joie immense de vous entendre dire votre amour de Jésus, votre amour pour Jésus, et dans cet amour votre disponibilité à aimer ceux et celles que Jésus reçoit comme ses brebis et ses agneaux et à qui il vous envoie. « Le sacerdoce, c’est l’amour du Cœur de Jésus », disait le curé d’Ars, et sans doute pensait-il que cet amour était l’amour pour le cœur de Jésus mais tout autant l’amour dont Jésus aime et qui passe dans le cœur des prêtres pour se tourner vers les fidèles. « Seigneur, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime » et je t’aime tellement que mon désir le plus ardent est de porter ton action et même tes gestes à chacune de tes brebis. La souffrance d’un prêtre est de constater que Jésus n’est pas aimé, que ses gestes qui nous font trembler d’émerveillement paraissent insignifiants à beaucoup, que ses paroles qui font lever pour nous les nuages de l’existence semblent obscures ou menaçantes, d’une menace que nul ne veut subir. Mais gardez-vous des fanfaronnades de saint Pierre. Ne prétendez pas aimer mieux que les autres. Acceptez que si les autres ne reçoivent pas Jésus, c’est que votre amour et celui de tous les chrétiens avec vous n’est pas assez vrai, assez patient, assez persévérant. Ne doutez pas que Dieu, lui, attend, espère, œuvre secrètement par son Esprit-Saint et consentez que vos renoncements, les rebuffades que vous essuyez, l’incompréhension ou le désintérêt que vous affrontez, contribuent aussi, si vous les portez de bon cœur, dans le Seigneur crucifié, à la percée qu’il veut opérer dans les cœurs.

Nous ne savons guère aujourd’hui comment le ministère sacerdotal s’exercera demain. Comprenez-moi bien : toujours, le prêtre aura à célébrer l’Eucharistie et à donner le pardon de Dieu, mais quelles formes auront les communautés chrétiennes, quelle visibilité aura l’Église, quelles instances de gouvernement seront les siennes, tout cela s’est bâti au long des siècles et se transforme et se transformera encore. Le plus certain est que notre ministère, votre ministère bientôt, de plus en plus sera un ministère d’accompagnement. Que le mot de « brebis » ne vous trompe pas ! Le Seigneur ne cherche pas à conduire un troupeau d’insensés. Au contraire : les brebis du Seigneur, ses agneaux, sont des créatures spirituelles, capables de reconnaître sa voix, toutes et chacune capable de répondre à la question : « M’aimes-tu ? ». Vous n’imaginez pas leur « commander en maîtres » mais vous souhaitez, vous espérez devenir des « modèles du troupeau ». Peut-être appréhendez-vous d’en trouver beaucoup qui vous paraîtront rétives ; peut-être rêvez-vous que votre parole de feu, votre cœur embrasé, votre zèle généreux en toucheront de nombreuses et serez-vous, à vue humaine, déçus. Peut-être au contraire verrez-vous de beaux fruits de votre ministère et vous réjouirez-vous de voir grandir le troupeau visible. Dans tous les cas, n’oubliez jamais que le Dieu vivant, le Dieu d’Israël, le Dieu qui vient en nous en son Fils, ne se soucie guère d’être craint, qu’il n’a pas besoin non plus d’être aimé puisqu’il est Trinité, mais qu’il nous offre de l’aimer. Celui qui appela Abram et le lança sur les routes, celui qui parla à Moïse dans le buisson incandescent, celui qui donne les dix paroles au peuple dans les nuées et l’éclat du tonnerre, celui qui s’adressa à Élie sur l’Horeb dans la brise légère, celui-là nous parle ultimement dans le dialogue tout simple que nous méditons ce matin : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? » Vibres-tu à ma présence comme moi, ton Créateur, je m’émerveille de la tienne ? Reçois-tu ma parole au plus profond de ton cœur, dans la fibre de ta chair, comme moi, je ressens au plus intime de moi-même, dans le secret si vivant des relations trinitaires, le moindre cri jailli d’un cœur humain, la promesse qu’est le premier cri d’un nouveau-né comme les hurlements de ceux qui souffrent comme le « oui » que s’échangent des fiancés. Vous aurez, chers amis, au long de votre existence désormais, à être pour tous les garants que le Dieu vivant les interroge avec la délicatesse et le sérieux infini du Ressuscité qui prit Simon-Pierre à part ce matin-là.

Et vous, frères et sœurs ici rassemblés ou qui vous joignez à cette célébration par les ondes et plus encore par la prière, vous contemplez ces jeunes hommes qui vont devenir dans un instant des prêtres de Jésus-Christ. Ils sont vos fils, vos petits-fils, vos frères, vos amis ; vous êtes leurs parents ou grands-parents, leurs frères ou leurs sœurs, leurs amis, hommes et femmes. Plus qu’en bien des époques, ce qu’ils ont choisi, ce qu’ils consentent à être, est étonnant, voire déroutant. S’ils peuvent répondre à l’appel de Dieu, s’ils peuvent se laisser atteindre par l’amour de Jésus, c’est, d’une manière ou d’une autre, grâce à ce qu’ils ont reçu de vous et vécu avec vous. Au nom de l’Église entière, je vous en remercie. Vous continuerez à les soutenir de votre affection. Ils ont besoin de vous pour garder toujours conscience que leur humanité est la même que celle de tous et pour s’en réjouir. Ne voyez pas en eux des êtres étranges, mais toujours vos fils, vos frères, vos amis, dont la grande audace est de croire que Jésus est digne d’être aimé et que ses gestes sont bons pour les hommes. Que jamais l’amour de Jésus ne vous paraisse en concurrence avec l’amour que vous avez pour eux et que vous attendez d’eux. Car le Seigneur veut nous conduire tous dans une communion plus parfaite. Les prêtres sont, au milieu de l’Église et de l’humanité, le signe et le garant que Dieu aime les humains, d’un amour qui n’est pas de dévoration mais qui est libérant et bienfaisant et fortifiant, et l’amour des prêtres pour Jésus est le signe et le garant que le moindre intérêt qu’un humain peut avoir pour Jésus, déjà, le met sur le chemin de la vie pleine et entière.

Nous, prêtres et fidèles laïcs catholiques, avons la grâce de pouvoir abriter notre amour pour Jésus dans celui de Simon-Pierre, de celui qui, la troisième fois, a pu répondre de tout son cœur mis à nu en sa vérité : « Seigneur, toi, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime » et dans celui de ses successeurs, passés, présents et futurs. Chers amis, portés, accompagnés, au long de votre vie, par l’affection des vôtres et par la maternité de toute l’Église, « quand se manifestera le Chef des pasteurs, vous recevrez la couronne de gloire qui ne se flétrit pas »,

Amen.

+ Eric de Moulins-Beaufort


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