Homélie de Mgr Eric de Moulins-Beaufort à Kiev, pour le 25ème dimanche du Temps ordinaire - L'Eglise Catholique à Reims et dans les Ardennes

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Publié le 20 septembre 2022

Homélie de Mgr Eric de Moulins-Beaufort à Kiev, pour le 25ème dimanche du Temps ordinaire

Homélie pour le 25ème dimanche du Temps ordinaire, année C, le samedi 17 septembre 2022, en la co-cathédrale Saint-Alexandre de l’évêché de Jytomyr et Kyiv

Je ne peux parler devant vous et au milieu de vous, frères et sœurs, qu’avec une grande humilité. Vous êtes un peuple en guerre, vous avez à réagir, en votre chair et en votre cœur, à une agression de plusieurs années qui est devenue depuis six mois déjà une guerre en mouvement, vous portez en votre chair et en votre cœur les morts de beaucoup qui vous sont chers et qui appartenaient à l’avenir de votre pays, vous subissez les conséquences des destructions provoquées par l’envahisseur, qui rendent votre vie quotidienne difficile et les mois ou les années à venir encore plus incertains que d’habitude. Je ne veux surtout faire vous donner de leçon. Votre évêque m’a invité ce soir à commenter au milieu de vous la Parole de Dieu de ce dimanche, je l’en remercie, je m’y risque donc, conscient de venir d’ailleurs et de ne pas avoir à rester avec vous.

La liturgie de ce 25ème dimanche du Temps ordinaire nous fait entendre l’étrange parabole que nous appelons en français (je ne sais comment la nomment les traductions ukrainiennes) la parabole de l’intendant malhonnête. L’intendant est une figure fréquente dans les paraboles, elle s’enracine dans l’Ancien Testament où le modèle de l’intendant qui distribue à chacun sa part est Joseph, le patriarche, le fils préféré de Jacob, rejeté par ses frères, vendu comme esclave, qui finit grand vizir de Pharaon et sauva son père et ses frères de la famine. Dans la parabole de ce jour, l’intendant est malhonnête mais il est aussi avisé, habile. Il est menacé de renvoi, il en profite pour faire du bien et essaie in extremis de susciter la gratitude des créanciers de son maître. Il remet une partie de leurs dettes et espère ainsi qu’ils lui offriront leur aide lorsqu’il sera dans le besoin. La parabole ne cherche pas la vraisemblance économique ou sociale, elle pose une situation pour aboutir à ce qui intéresse Jésus : l’éloge que le maître finalement fait de l’habilité de son intendant renvoyé. Le maître de la parabole n’a pas l’air de s’émouvoir que son serviteur use de son argent pour s’attirer les bonnes grâces des autres ; il est heureux de pouvoir saluer les largesses qu’il fait à son détriment. Quant à l’intendant, il fait un pari audacieux sur la nature humaine, en escomptant que ceux dont il allège la dette lui seront reconnaissants. La reconnaissance, la gratitude, la capacité à remercier ne sont pas toujours bien distribuées dans notre humanité ; en tout cas, sans être cynique, la lucidité rendrait prudent quant à l’espoir que ceux à qui l’on a fait un bien vous le rende sans mesure.

Or, à qui Jésus parle-t-il en évoquant cet intendant ? A ses apôtres, ses disciples, à tous ses disciples à lui, et encore aux pharisiens qui l’entendent aussi, à tous les hommes. Nous sommes tous des intendants du Dieu créateur à qui la terre et tout ce qu’elle contient a été confiée et qui auront à rendre compte de l’usage que nous en avons fait. Nous sommes tous des Joseph chargés de faire du bien à nos frères et sœurs et à tous les humains, proches ou lointains. Nous sommes, nous, évêques, prêtres et diacres, des « intendants des mystères de Dieu » chargés de procurer à chacune et chacun « sa part de froment », c’est-à-dire de donner accès la vie divine par le baptême et la confirmation, de la renouveler par le sacrement du pardon et de la réconciliation, de la nourrir par l’Eucharistie, chargés non moins, de rendre, par la prédication notamment, la Parole de Dieu nourrissante pour le plus grand nombre. Mais vous êtes et nous sommes aussi avec vous comme baptisés et confirmés des intendants de Dieu, objets de sa miséricorde, appelés à partager celle-ci au milieu de notre monde marqué par le péché et la mort, par le manque et les besoins multiples.

Voilà qui nous met sur la piste du sens global de cette parabole : Dieu, le Créateur, sait bien que nous sommes des intendants assez peu fiables des biens qu’il nous confie, mais il compte sur nous pour être les relais de sa miséricorde, de sa largeur, de sa magnanimité. Nous ne nous trompons pas et nous ne trompons pas Dieu si nous nous montrons miséricordieux par excès. Cela ne veut pas dire que nous aurions à faire comme si le mal n’était pas mauvais, que nous devrions renoncer à dénoncer le mal et ce qu’il a de porteur de mort, mais cela veut dire que Dieu compte sur nous pour dépasser le mal non par la rigueur de la justice mais en faisant crédit aux autres qu’ils peuvent se convertir, qu’ils pourront réaliser un jour ce qu’ils ont fait et s’en repentir.

Frères et sœurs, ils sont pour vous des intendants des mystères de Dieu vos évêques avec les prêtres et les diacres. Permettez-moi ici de dire qu’il me paraît être un intendant plein de sagesse, l’Archevêque majeur de l’Église gréco-catholique d’Ukraine : j’admire, je suis heureux de le dire parmi vous, les billets de chaque jour. Depuis des mois, il propose jour après jour un encouragement et un enseignement. En commentant l’enseignement de l’Église sur la prière, sur les vertus, sur les commandements, sur la profession de foi, il dessine une spiritualité pour le temps de guerre. Votre évêque aussi et les prêtres et les diacres sont des intendants dignes de louange, dans toute la mesure où ils vous aident à garder le cœur bien orienté vers Dieu, malgré les inquiétudes et les drames. Ils vous aident à rester enracinés dans la paix de Dieu et tournés vers la justice et la paix, ils arment en vous l’homme intérieur pour que vous puissiez reconstruire votre Ukraine dans un état de justice encore meilleur, la guérissant de quelques-uns de ses maux.

Il est aussi un intendant pour vous, votre Président, et ils le sont pour vous, ceux et celles qui permettent à votre pays de fonctionner malgré l’état de guerre. Saint Paul, dans sa première lettre à Timothée, nous exhorte à prier et intercéder pour les chefs d’État et tous ceux qui exercent l’autorité. Leur responsabilité est considérable, car leur rôle fondamental est d’assurer à tous les conditions de « tranquillité et de calme » qui permettent à chacun de mener sa vie « en toute piété et dignité ». Résister à l’invasion est du ressort d’un chef d’État et il faut se réjouir de voir un peuple être en mesure de manifester de sa capacité de lutter pour sa dignité et sa liberté. La prière de tous est nécessaire pour que l’élan de la résistance à l’agression porte déjà en lui les énergies nécessaires pour la paix et les ressources indispensables pour être collectivement magnanimes.

Il est assurément un mauvais intendant des biens que Dieu lui confie, non seulement un intendant peu honnête mais encore, selon la leçon de la parabole, un intendant gravement malhabile, celui qui entraîne son peuple dans une guerre de conquête, qui prétend le renforcer au détriment d’un autre, qui pousse ses concitoyens dans l’usage de la violence et la haine des autres peuples, qui leur fait croire qu’ils servent ainsi on ne sait quelle œuvre de Dieu. Le seul qui puisse être notre maître, dont nous ne pouvons être que les intendants, nous rappelle l’Apôtre, est celui que l’Apôtre appelle le seul médiateur entre Dieu et les hommes, c’est-à-dire le seul qui puisse nous permettre d’inscrire nos actions limitées, incertaines, mêlées de bien et de moins bien, voire de mauvais, dans l’œuvre totale de Dieu est « un homme, le Christ Jésus », un seul homme, celui-là qui est né à Bethléem, a grandi à Nazareth et est mort à Jérusalem après avoir parcouru la Galilée, la Samarie et la Judée. Lui seul, « qui s’est donné lui-même en rançon pour tous », nous entraîne dans l’œuvre de Dieu et qui trouvera en lui de la volonté de puissance, de la passion de dominer, l’usage de la violence et du mépris ou de la haine dans son cœur ?

Vous-mêmes, frères et sœurs, êtes des intendants de Dieu en votre faveur, en faveur de vos enfants et des générations à venir, en faveur de tous les peuples aussi. Vous défendez, chacun à sa manière, chacun et chacune à son poste, la liberté, la vérité, la justice, les biens précieux confiés aux humains et dont le fruit et la mesure est la paix. Vous les défendez par les armes et par le soutien multiforme apporté aux forces armées, et vous en avez le droit et le devoir, mais vous les défendez aussi en vous, en votre cœur à chacun et à chacune, en veillant à garder vos énergies intérieures, votre cœur, votre esprit, tendus vers la paix et l’espérance de la communion de tous les humains. Notre maître est celui qui se livre en cette Eucharistie, qui est prêt à vous donner tout de lui ; il attend de vous que vous lui ouvriez votre âme et le laissiez y habiter. N’oubliez jamais que, selon la formule de saint Paul, il « veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité ». Alors, vous résisterez au mal et vous préparez l’avènement de la justice en progressant dans la vérité et la justice,

                                                                                               Amen.


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