Homélie pour le 6ème dimanche du temps ordinaire, année A, le 16 février 2020, en l’église Saint-Louis-des-Français, à Rome - L'Eglise Catholique à Reims et dans les Ardennes

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Publié le 3 mars 2020

Homélie pour le 6ème dimanche du temps ordinaire, année A, le 16 février 2020, en l’église Saint-Louis-des-Français, à Rome

A qui Jésus s’adresse-t-il ? Il est assis sur la montagne, une colline en fait, face au lac de Tibériade, la mer de Galilée, et ses disciples se sont approchés de lui. A ce stade, nous ne connaissons que Simon et André, Jacques et Jean, deux paires de frères qu’il a appelés ensemble à sa suite, et toute une foule les entoure, venue des villages alentours, une foule variée, mais une foule de gens ordinaires, de petites gens, pas des savants dans l’interprétation de la Torah, pas des scribes et des pharisiens. Les gens qui entourent Jésus et les siens ne sont pas de ceux ou de celles qui se considèrent volontiers comme « le sel de la terre » ou la « lumière du monde ». Ils n’ont pas de prétention particulière à guider le monde, ils appartiennent cependant au peuple de l’Alliance et font ce qu’ils peuvent et ce qu’ils croient justes pour en être en vérité. A travers eux, Jésus s’adresse à nous, bien sûr, à nous tous. Certains, parmi nous, occupent sans doute des fonctions prééminentes, certains d’entre nous appartiennent au « sel de la terre » et tant mieux, –  il faut cultiver cela et le mériter chaque jour -, mais Jésus s’adresse à nous à un autre niveau, en tant que, au fond de nous-mêmes, quelle que soit notre image sociale, nous nous tenons humblement et devant Dieu et devant nous-mêmes.

« Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux. » Ne croyons pas que Jésus nous appelle à une sorte de course à la perfection. Jésus ne cherche pas à rendre la loi de Dieu toujours plus exigeante et précise de sorte qu’elle enserre la vie des hommes dans un réseau d’obligations qui nous tiennent toujours au-dessus de nos pulsions, de nos passions et même de nos besoins. Jésus attend plutôt que nous outrepassions la loi, que nous fassions toujours le « petit quelque chose en plus » qui dépasse ce qui est strictement attendu et qui marque notre engagement personnel, plein et entier, et joyeux donc, dans ce que nous choisissons de faire. Rien, jamais, chez Jésus, ne nous autorise à transgresser la loi. Ben Sirac nous l’a rappelé, si nous en avions besoin : « Il n’a commandé à personne d’être impie, il n’a donné à personne la permission de pécher. » Mais jamais non plus Jésus ne se contente du strict respect de la loi, toujours il attend de nous le « davantage » qui jaillit de la spontanéité du cœur. Toute l’interprétation qu’il propose des commandements de l’Alliance, des dix « paroles » du Sinaï, se comprend ainsi : Jésus n’est pas venu abolir la loi de Dieu, il n’est pas venu en proposer une autre non plus ; il veut la vivre lui-même, en entier, sans en manquer un iota, mais non pas comme une série de préceptes avec lesquels il s’agit de se tenir en règle, bien plutôt comme autant d’appels à aller jusqu’au bout de ce que chacun représente.

« Tu ne tueras pas » : nous n’accomplissons pas ce précepte seulement en nous abstenant de mettre à mort notre voisin ou de vouloir la mort d’un prochain ; il nous reste à vivre de telle manière que notre vie ne soit pas source de mort pour un autre. D’où ce que Jésus dit ici de la colère et de la réconciliation à chercher, et nous comprenons qu’un champ immense s’ouvre devant nous, le champ de tout ce que nous pouvons faire comme travail sur nous-mêmes pour ne pas être une menace ou une gêne pour les autres, pour ne pas nous mettre en situation de les humilier, de les diminuer, ou pour rattraper ce que nous aurions pu laisser échapper. Pour parcourir ce champ, il n’y a pas de loi. Le chemin est remis à notre délicatesse de cœur, à notre attention aux autres, au lent et généreux travail sur nous-mêmes que nous pouvons consentir. Aucune organisation sociale ne peut nous imposer l’attitude juste, elle doit venir du fond de notre cœur. Ultimement, il y faut le don de l’Esprit-Saint, parce qu’il nous faut puiser en Dieu, en la charité du Dieu vivant.

« Tu ne commettras pas d’adultère ». Le commandement est clair et l’acte qu’il interdit est bien défini. L’adultère est une injustice ; l’adultère brise un lien consenti, elle trouble un ordre social, elle introduit de la violence, celle de la concupiscence et celle de la colère qu’elle provoque en retour, dans la vie collective. Mais ce qui importe est tout ce qui y conduit, la facilité que nous risquons toujours d’accorder à nos regards, alors que tout un travail est ouvert devant nous, non pas pour que nous nous contentions de ce que nous avons et frustrions nos concupiscences mais pour purifier, alléger, renouveler notre regard sur autrui. Non pas pour arrêter de regarder quiconque, mais pour trouver la voie d’un regard d’émerveillement qui soit dégagé de tout retour sur nous-mêmes, de tout désir de conquête et de possession. Là encore, celui qui prononce de telles paroles est celui qui en vit pleinement, celui qui est venu pour accomplir cela de tout son être filial, celui qui a regardé celles et ceux qu’il a rencontrés et qui nous veut comme frères et comme sœurs devant le Père, celui qui va livrer sa vie pour que l’Esprit-Saint puisse venir habiter la source profonde de nos actes et de nos pensées.

La loi de Dieu, Jésus refuse de s’en servir pour humilier les autres, pour désigner les mauvais Juifs, les mauvais fils ou filles de l’Alliance. Il la reçoit comme un appel qui lui est adressé, dans la chair de son humanité, pour qu’il vive pleinement comme le Fils du Dieu créateur. Il partage le désir ardent du Père que tous vivent en s’apportant la vie les uns aux autres et il vient au milieu de nous pour rendre les pécheurs que nous sommes capables de devenir de telles sources de vie les uns pour les autres. Il invite ses disciples, ceux qui veulent bien l’écouter, non pas à créer un ordre moral toujours plus contraignant, toujours plus minutieux, toujours plus exigeant, mais à vivre à partir d’eux-mêmes en travaillant pour que, de leur chair, puisse monter toujours, en toutes circonstances, le désir de la vie plus pleine de tous les autres. Frères et sœurs, nous avons, nous chrétiens, un rôle capital à jouer dans notre humanité sophistiquée. Nos sociétés avancées enserrent toujours plus nos comportements dans des normes. C’est que des abus ont été constatés ; c’est aussi que l’expérience s’accumulant, l’on voit mieux les risques potentiels de certaines activités et les moyens de les éviter. C’est encore que nos sociétés découvrent la violence plus ou moins cachée dans des relations humaines que l’on voudrait purement bénéfiques. Mais les normes les plus précises ne feront jamais un acte d’amour. Elles risquent même d’occuper tellement l’intelligence et la volonté et la mémoire que l’esprit humain ne puisse penser à rien d’autre. Or, l’amour ne peut monter que d’un cœur libre qui consent à se laisser travailler : l’amour ne naît pas seulement de la spontanéité de nos attraits comme on nous le fait croire trop facilement, il n’est pas garanti non plus par l’encadrement de nos pulsions et de nos passions ; l’amour vient de l’élargissement de notre cœur à la volonté que tous les autres puissent vivre davantage et de nous apporter nous-mêmes pour cela. Transgresser la loi civile souvent, transgresser la loi morale toujours, c’est devenir source de mort pour d’autres ; mais respecter la loi scrupuleusement, se mettre en règle envers elle, ne saurait suffire. Il faut un mouvement intérieur qui suppose un immense travail, le beau travail de la transformation de nos désirs bruts en amour vivifiant. Nos sociétés peuvent multiplier les normes, mais qui dira la vraie loi de Dieu : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ?

Seul peut dire cela celui qui vit ce commandement comme la source profonde de son être. Seul peut le dire le Fils bien-aimé qui veut toute la volonté du Père. Seul le peut celui qui va acquérir le pouvoir de répandre l’Esprit-Saint dans le fond de la liberté des hommes pécheurs. Que dit-il, ce jour-là, sur la montagne au bord du lac, à ses disciples commençants et à la foule qui les entouraient ? Qu’en tout acte par lequel ils aiment un peu concrètement leur prochain, sans se limiter à ce qui est prévu par la loi, par le droit, sans s’interroger d’abord sur leurs droits à eux mais en faisant ce qu’ils croient devoir faire, ils vivent la loi de Dieu, ils ne s’y conforment pas seulement, ils en vivent, ils rejoignent les profondeurs de Dieu, ils se laissent mouvoir en fait par l’Esprit qui seul sonde ces profondeurs et c’est eux qui portent la lumière, la paix, la vérité, le pardon et l’amour au milieu des hommes, non pas les sages et les discoureurs, non pas les puissants et les organisateurs, non pas les prédicateurs et les donneurs de conseils, tous utiles cependant. Il leur promet, il nous promet, que tout être humain qui se laisse travailler intérieurement pour être davantage au service de la vie des autres, vit de la sagesse pleine de folie, de la folie purement sage, du Dieu vivant. Frères et sœurs, dans l’Eucharistie où nous célébrons la sagesse folle de Dieu telle que le Christ l’a vécue, demandons la grâce de ne pas être des moralisateurs mais d’humbles et résolus porteurs de la lumière et de la vie de Dieu pour tous et consentons généreusement en retour au grand travail où Dieu nous appelle,

                                                                                                                        Amen.
Mgr Éric de Moulins-Beaufort


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