Homélie pour le 4ème dimanche du Temps ordinaire, le 29 janvier 2023, en la cathédrale de Frankfort, Karlstag, fête de Charles le Grand - L'Eglise Catholique à Reims et dans les Ardennes

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Publié le 31 janvier 2023

Homélie pour le 4ème dimanche du Temps ordinaire, le 29 janvier 2023, en la cathédrale de Frankfort, Karlstag, fête de Charles le Grand

Homélie pour le 4ème dimanche du Temps ordinaire, année A, le 29 janvier 2023, en la cathédrale de Frankfort, Karlstag, fête de Charles le Grand

Qu’est-ce que l’Europe ? En m’invitant à présider cette célébration en ce jour solennel où l’Église qui est à Frankfort se souvient de Charles le Grand et honore sa mémoire, le P. Johannes von Eltz m’a demandé de parler de l’Europe. Qu’est-ce que l’Europe ? Dans les Actes des Apôtres se trouve un passage énigmatique qui nous place devant ce qui pourrait être à l’origine d’une certaine conscience de l’Europe. Alors que Paul envisage, dans son second voyage, de poursuivre d’Ephèse vers la côte de la Mer Noire, tout au nord de la péninsule asiatique, en songe lui apparaît un Macédonien – de la Macédoine au Nord de la Grèce, la région de Philippe et d’Alexandre- qui le supplie : « Viens à notre secours ». C’est ainsi qu’avec ses compagnons de voyage ils prirent le bateau à Troas et arrivèrent à Philippes, d’où ils descendirent dans les différentes villes grecques, semant la bonne nouvelle du salut. Quel secours le Macédonien, alors intégré dans l’empire romain, pouvait-il réclamer à ce Juif ardent que Jésus ressuscité avait renversé sur la route de Damas et pris à son service ? Il est présomptueux, mais surtout difficile et même dangereux de prétendre entrer dans les desseins divins et remplacer l’action de la Providence par des raisons repérées et articulées à la mesure de nos intelligences. Mais ce serait refuser d’honorer Dieu que de ne pas chercher tout de même à repérer les fruits de ce que la Providence a rendu possible pour mieux nous les approprier et en recevoir la nourriture nécessaire pour servir l’avenir.

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Le secours que le Macédonien a reçu en quelques-uns de ses compatriotes de chair et d’os a été la proclamation de l’évangile. Disons donc, aujourd’hui, puisque c’est ce que la liturgie de ce 4ème dimanche du Temps ordinaire nous en donne : la proclamation des Béatitudes. L’Europe est le continent qui a accepté d’entendre avec sérieux ces paroles déroutantes qui viennent d’être proclamées pour nous : « Heureux les pauvres de cœur, car le Royaume des cieux est à eux ; heureux les doux, car ils verront Dieu… » L’Europe n’est pas d’abord un espace géographique facile à délimiter ; elle est la construction lentement émergée de l’empire romain à mesure que des peuples ont accepté d’entendre ces paroles, non comme les paroles d’une sagesse immémorielle, mais comme des paroles prononcées par quelqu’un qui était mort et qui est vivant, par le Vivant qui a vaincu la mort.

L’étonnant dans la construction progressive de l’Europe fut que l’empereur Constantin a décidé d’autoriser le christianisme et de devenir lui-même chrétien pour finir, mais aussi que Clovis a demandé le baptême et le baptême catholique, certes comme la majorité de la population gallo-romaine mais au contraire de la plupart des peuples germains. Il choisissait ainsi de s’en remettre, non pas à un être supérieur aux hommes et exalté par Dieu qui aurait pu conduire à imaginer une race royale différente de la race humaine ordinaire, mais à Dieu qui s’abaisse, Dieu qui s’humilie, sans cesser d’être qui il est, en le rendant manifeste plutôt. Car les Béatitudes, frères et sœurs, nos aïeux l’ont bien senti au long des âges, les Béatitudes ne sont pas une leçon de morale assénée par un être qui l’impose aux autres ; elles sont le partage par le Dieu vivant d’Israël entré dans la condition humaine du mode d’être de Dieu lui-même. Nul n’est plus « pauvre de cœur » ou « doux » ou ne pleure ou n’a faim de justice davantage, que le Dieu de l’Alliance, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob en faveur duquel Clovis renonce à ses dieux de la guerre et de la fécondité. Charles le Grand a poursuivi cette ligne, par-delà le changement dynastique.   Ce n’était pas un choix anodin, une option parmi d’autres. Car cette décision a eu au moins deux conséquences, décisives encore aujourd’hui. Permettez-moi d’en retenir deux ce soir :

-d’abord, embrasser la foi chrétienne, c’est accepter qu’il y ait une autre entité que l’État politiquement déterminé qui réunisse les humains, par-delà les frontières des appartenances politiques, voire étatiques. Cette entité s’appelle l’Église. Il y a en Europe même plusieurs manières d’organiser les rapports ou l’absence de rapports entre l’Église et l’État, mais toujours, d’une manière ou d’une autre, l’État doit consentir à une certaine extériorité. Il n’englobe pas tout de la destinée humaine, individuelle ou collective ; il se grandit en l’acceptant et en consentant à ce que les citoyens appartiennent à une unité d’un autre ordre, qui les inclut en leur liberté la plus profonde ;

-ensuite, reconnaître aux pauvres, aux marginaux, aux éclopés, une place singulière au cœur de l’humanité, ne pas voir en eux des menaces pour l’ordre social, pas davantage les conséquences inévitables de tout ordre social, mais des frères et des sœurs en qui se joue un aspect très important de notre humanité.

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Or, frères et sœurs, il nous faut reconnaître ceci. Les décisions mêmes qui ont orienté une partie de l’humanité vers l’Europe accueillant les Béatitudes ont en même temps signé une alliance paradoxale. Les rois et les puissants ont reçu aussi bien que les humbles et les pauvres ces paroles sorties de la bouche de celui-là, sur la colline au-dessus du lac de Tibériade.  Ceux qui auraient dû repousser ces paroles comme folie les ont accueillies comme sagesse et s’en sont laissés transformer. On peut dire bien des choses de Charles le Grand, on peut tâcher de reconstituer le fil de ses décisions politiques. Il reste indéniable qu’il fut un puissant, prenant les moyens de la puissance pour établir sa domination, plus pacificateur que pacifique. Mais lui, comme ses successeurs, ont accepté de s’entendre dire et répéter les paroles étonnantes sorties ce jour-là de la bouche de ce Jésus et de les écouter comme une folie en qui se dit la sagesse insurpassable du Dieu vivant. De ces paroles, ils ont plus ou moins vécu ; ils les ont plus ou moins mises en œuvre ; ils ont eu à combiner leur écoute de ces paroles avec les besoins de pouvoir, de force, de domination, de conquête qui les mobilisaient beaucoup dans des temps incertains et dangereux ; ils ont eu à unifier leur attention à ces paroles et leur foi en celui qui les prononce et la volonté de puissance et les peurs qui les habitaient. Ils se sont laissés transformer mais ils ont aussi mêlé la force de ces paroles reçues et les intérêts de leur royaume terrestre.

Ainsi s’inscrit dans l’histoire l’énigme de l’« Europe chrétienne ». L’a-t-elle été en vérité ? Il n’y a pas de situation chrétienne parfaite, parce que l’Evangile jamais n’atteint des êtres humains vierges de toute idée préconçue, préservés de toute peur et de toute atteinte du mal. L’« Europe chrétienne » a utilisé l’Evangile et la relation au Dieu vivant qui lui avait été ouverte pour en faire un instrument de sa puissance, de sa volonté de domination, de l’exacerbation de ses besoins. De l’Europe est sorti le meilleur de la sainteté, c’est-à-dire de l’imitation du Christ et de la manière d’être du Dieu vivant, et le pire de la confiscation par les puissances politiques ou sociales ou religieuses de la folie de l’Évangile. Or, notre époque a la caractéristique de contraindre l’Occident et donc notre Europe à un immense examen de conscience à l’échelle de son histoire totale. Certains le vivent comme une douleur, une atteinte à leur identité profonde et s’inquiètent d’une remise en cause de l’histoire spirituelle de nos pays. Mais il est possible de s’émerveiller que nos pays et notre continent entier soient capables de s’interroger ainsi. Nous, chrétiens, pouvons y consentir comme une façon de nous laisser interroger à nouveau par les paroles mêmes qui fondent la foi chrétienne. Nous pouvons les entendre à neuf comme venant de celui en qui nous reconnaissons le juge qui donne le pardon et la vie. « Heureux les affamés et les assoiffés de justice… ». Certes, nous pouvons, nous Européens, cultiver une culpabilité destructrice ; mais nous pouvons aussi recevoir la lumière sans complaisance de celui qui est le Fils bien-aimé parce qu’il se donne sans réserve à ceux et celles à qui il est envoyé.

L’énigme de l’Europe, frères et sœurs, est donc que l’Évangile a pu y devenir une parole vivifiante pour les puissants, pour les riches, et aujourd’hui encore pour une certaine bourgeoisie confortablement dotée, bien loin de l’image que nous donne saint Paul de l’Église à Corinthe où il y avait peu de sages et d’intelligents. En réalité, ce que Paul décrit des chrétiens de Corinthe nous fait comprendre ceci : jamais nous ne sommes au Christ simplement par nos qualités ou nos compétences ; toujours nous devons consentir à l’être par ce qui nous rend pauvres, peu intelligents, fragiles. Si bardés de diplômes soyons-nous, si efficaces socialement puissions-nous être, toujours le Seigneur nous rejoint et nous prend à lui par ce qui nous rend faibles aux yeux des autres, insuffisants à l’échelle de l’histoire humaine.

L’Europe n’est plus l’entité dominante du monde, elle ne décide plus seule du sort des peuples et des continents. Faut-il nous en désoler ? Pouvons-nous vraiment le regretter ? Sans rien nier des grandeurs de l’époque des découvertes, de l’aventure missionnaire et de l’aventure coloniale, nous avons, nous chrétiens, dans le Christ Seigneur, la liberté d’en reconnaître aussi les ombres redoutables, les imperfections et même les crimes. Dans l’actuel diminution de statut que connaît notre continent, nous pouvons reconnaître peut-être une position plus juste, l’occasion d’entendre avec plus d’ouverture et d’authenticité ces paroles qui habitent le cœur de la réalité européenne depuis ses commencements : « Heureux les pauvres de cœur, car le Royaume des cieux est à eux. »

Dans notre continent même, la foi chrétienne est mise en cause ; elle ne fournit plus à la majorité des habitants de nos pays les raisons de vivre, d’agir, de discerner les décisions qu’ils prennent, l’imaginaire dans lequel ils se projettent. Pour beaucoup, elle n’est plus qu’un élément du patrimoine culturel, qu’ils sont peu capables de reconnaître comme vivifiant et dont beaucoup sont peu désireux d’y chercher une source vive. Les paroles de Jésus peuvent toucher, mais comme une émotion passagère ; elles peuvent aussi paraître peu attirantes et peu éclairantes. Quant à l’Église, dans toutes les Églises de notre continent, elle n’est plus la mère qui engendre les humains à la vie dans l’Esprit. Elle ne fournit plus aux États des ressources de sens, de consolation, d’engagement qui compensent leurs propres insuffisances. Elles apparaissent à beaucoup comme des reliquats du passé, plus encombrants qu’utiles, et même aujourd’hui, surtout pour ce qui est de l’Église catholique, comme une force inquiétante, dont le bénéfice social est largement entamé par les crimes jusqu’ici camouflés commis en son sein. Ne pouvons-nous comprendre, frères et sœurs, qu’il y a là le prix à payer, ultimement, pour l’alliance conclue avec les puissants, pour l’appui trouvé dans les forces politiques et économiques et culturelles, qui ont transformé le feu de l’Évangile en ciment de la cohésion sociale ? Ne pouvons-nous pas reconnaître que nous sommes dans une phase de purification, pour que l’Évangile apparaisse à nouveau comme le feu qui recompose en nous nos conceptions du monde et qui détermine notre regard sur l’autre, sur les étrangers, sur les pauvres, sur la création non humaine ; pour que l’Église apparaisse à nouveau comme le lieu où s’expérimente un degré de liberté inattendu, la joie profonde d’avoir à vivre pour répondre à l’abaissement de Dieu, à son approche si humble et si forte à la fois ?

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Frères et sœurs, en célébrant Charles le Grand, nous rendons grâce pour le choix qu’il a fait de s’appuyer sur l’Église du Christ Jésus afin de construire un espace de paix relative et de circulation libre des personnes et des marchandises. Il y voyait une anticipation de la paix éternelle qu’il était fier de servir. Nous ne vivons plus dans une Europe des nations, tenues ensemble dans un unique empire ; ni non plus dans une Europe des États qui s’affrontent les uns aux autres. Nous sommes dans une Europe où les États s’entraident à vivre dans la prospérité et la justice au sein d’un mouvement universel de globalisation économique et culturelle. Que devient l’Europe ? Non plus un empire qui s’approprie le reste du monde ; nous ne le pouvons, nous ne le voulons plus, si nous l’avons jamais voulu ainsi. Que devient l’Église catholique en notre Europe d’aujourd’hui ? Non plus la force qui réunit les habitants par-delà la contrainte politique et les opportunités qu’elle ouvre. Elle ressemble plutôt au « petit reste » d’Israël que nous avons entendu le prophète nous décrire en première lecture. Un petit reste humilié et humble, mais qui devient porteur d’une promesse pour l’humanité entière, d’une promesse qui se contente de réalisations politiques et économiques imparfaites parce qu’elle permet d’y reconnaître l’approche de l’œuvre définitive du Dieu vivant.

Que saint Charles le Grand, frères et sœurs, nous obtienne la grâce d’écouter toujours à neuf les paroles sorties de la bouche de Celui qui est Dieu entré dans notre condition humaine pour nous y dévoiler le secret de son être qui n’est pas dans la possession de soi, la domination des autres et l’accaparement, mais dans le don réciproque et la joie, fragile mais éternelle, de la communion. Qu’il nous obtienne d’être toujours attentifs à ce que les pauvres, les affamés de justice, les doux, ceux qui pleurent… peuvent apprendre à tous de l’humanité et de sa destinée,

Amen.


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