Homélie pour la solennité de la Sainte Trinité - L'Eglise Catholique à Reims et dans les Ardennes

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Publié le 14 juin 2022

Homélie pour la solennité de la Sainte Trinité

Homélie pour la solennité de la Sainte Trinité, année C, en la cathédrale Notre-Dame de Noyon, fête européenne des confréries de Saint-Éloi (Euroloy), le dimanche 12 juin 2022

Il est question de croissance : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais pour l’instant vous ne pouvez pas les porter. » Les apôtres ont à franchir quelques étapes avant de pouvoir recevoir tout ce que Jésus a à leur dire. Ainsi en va-t-il dans tout processus d’apprentissage : pour les enfants, pour les adolescents, on répartit dans le temps la masse de tout ce qu’ils ont à apprendre, pour qu’ils puissent l’intégrer peu à peu, acquérir progressivement des compétences plus solides et surtout plus complexes. Vous connaissez bien cela, vous tous et toutes, membres des Confréries de Saint-Éloi : dans vos métiers aussi, les jeunes apprennent étape par étape des techniques qui nécessitent de plus en plus de connaissances, de compréhension des matériaux et de maîtrise de gestes de plus en plus sophistiqués ou réclamant une précision supérieure. Jésus, cependant, ne dit pas : « Vous ne pouvez pas les comprendre », mais : « vous ne pouvez pas les porter », comme on porte une charge ou une dignité. En trois années de vie publique, il a parlé abondamment à ses disciples, au moins tout ce qui est contenu dans les évangiles et aussi sans doute tout ce que Dieu avait dit déjà dans ce que nous appelons l’Ancien Testament ; il a pourtant encore beaucoup à leur dire encore, d’un autre ordre peut-être. A la veille de sa Passion, ils sont loin d’être entrés dans la logique du don de soi jusqu’au bout qu’il va vivre, mais il n’y suffit pas de mots, d’explications, de paraboles. Il faut que, lui, Jésus, leur donne encore autre chose, ou quelqu’un d’autre plutôt, il faut que, lui, Jésus, se dépouille jusqu’au bout pour que ses disciples puissent en être transformés intérieurement et accéder à une relation nouvelle. La répartition pédagogique des sujets n’y suffit pas, l’apprentissage patient des techniques ou des réalités de la vie non plus. Il y faut un don nouveau que Jésus va aller chercher en quelque façon au fond de lui-même, celui de l’Esprit de vérité, de celui qui, seul, connaît et les profondeurs du Père et celles du Fils. Il y faut ce que Jésus, plus tôt dans l’évangile selon saint Jean, au chapitre 3, appelle une « nouvelle naissance ». Il faut que les disciples puissent accepter d’être repris de l’intérieur, transformés, introduits dans une logique toute différente qui transfigure la logique de ce monde. La croissance humaine ne se vit pas seulement par accumulation, par appropriation progressive, elle se vit non moins et de manière plus décisive, par des transformations intérieures, des recompositions, des réaménagements selon les événements de la vie, mais aussi selon la promesse et le don de Dieu.

Car le plus notable, dans les paroles de Jésus, n’est pas tant qu’il y ait des choses que les disciples ne peuvent pas encore porter. Cela reste l’expérience humaine banale, en réalité. Ce qui est formidable, c’est que « lui, l’Esprit de vérité » va venir et qu’alors, lui, « les conduira dans la vérité tout entière. » Or, la vérité dont il s’agit est que le renoncement à soi, le don consenti jusqu’à l’extrême, peut ouvrir à une vie plus pleine, est le seul chemin en fait de la vie qui peut être vie pour toujours. Il n’est pas question de n’importe quelle forme de don de soi, car il peut y avoir de la pathologie dans une forme mortifère de l’abandon de soi, mais d’un don de soi, d’un renoncement à soi qui soient justement habités, animés, par l’Esprit même du Père et du Fils car le lien entre eux n’est pas un lien de domination et de soumission, ni non plus un lien de dépendance visant à l’émancipation, mais un lien de don de soi réciproque, chacun se donnant tout entier à l’autre ou dans l’autre et suscitant ainsi un surcroît de vie.  

La vérité dont parle Jésus n’est pas une vérité abstraite, elle n’est pas une théorie, elle est sa condition de Fils bien-aimé du Père qu’il va vivre jusqu’au bout, en obéissant « jusqu’à la mort et la mort de la croix ». Il s’agit pour lui d’aller au bout de sa mission en notre faveur et de faire confiance au Père que sa mort, son échec visible, est le moyen suprême pour renverser le règne de la mort et ouvrir aux humains, dont il s’est fait le frère et qu’il veut comme frères et sœurs, le chemin d’une vie pleinement filiale, malgré leurs faiblesses. Il s’agit pour nous de croire que l’humanité n’est pas faite que pour s’approprier les choses et les êtres mais que chaque être humain est appelé à se saisir lui-même pour se donner d’une manière ou d’une autre, non pour se perdre mais pour se recevoir d’un autre. Il s’agit de croire que l’avenir de l’humanité n’est pas dans la conquête de tous les biens terrestres mais dans l’apprentissage d’une capacité neuve d’aimer, c’est-à-dire de se laisser affecter par un autre et pour un autre, par tous les autres et pour tous les autres, sans attendre d’autre bénéfice que la joie de servir l’œuvre de Dieu.

Saint Paul a évoqué ce chemin dans sa lettre aux Romains. Il montre que le baptême, c’est-à-dire la foi en Dieu qui vient à nous au maximum comme il le fait dans le Christ Jésus, nous met en relation de paix avec Dieu, et qu’ensuite nous pouvons progresser de la paix avec Dieu à l’espérance d’avoir part à la gloire de Dieu. Les tribulations de la vie, heureuses ou éprouvantes, sont alors autant de moyens de croissance, parce qu’elles sont autant d’occasion de confesser que Dieu le Père est bon et que tout nous est donné par un Père qui veut notre vie pour toujours. Si nombreuses et souvent si faussées sont nos images de Dieu et, par conséquent, nos réactions à son égard ; si facilement les épreuves de l’existence nous font douter que Dieu soit Père ou qu’il le soit d’une paternité purement bienveillante ou bien nous conduisent à le renier. L’Esprit-Saint nous est donné pour que, malgré tout, malgré ce qui bouleverse et secoue et parfois conduit presque à la rupture, nous ne cessions d’être des fils et des filles qui apprennent à traverser les drames et les souffrances et la détresse en espérant y être plus vivants encore, plus porteurs de vie encore. Non, « l’espérance ne déçoit pas, puisque l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné. » Croître donc, c’est grandir en espérance, non pas en naïveté, mais en capacité à confesser la bonté de Dieu au milieu des épreuves et des joies, de la confesser en paroles mais surtout en actes et plus encore en comportements, dans notre manière d’aller vers les autres et de les laisser nous rejoindre ou nous atteindre.

Frères et sœurs, membres des confréries de saint Éloi, il est question de croissance dans la Parole de Dieu, il en est beaucoup question dans la vie économique. A dire vrai, nous ne parvenons pas à imaginer un dynamisme économique sans que croissent d’une manière que l’on puisse « compter, peser, partager » (Daniel 5, 25) les productions et les consommations, alors même que tout nous dit que la planète n’en peut plus, alors que tout nous invite à chercher un autre mode de développement et d’expression de notre créativité. Vous exercez de beaux et nobles métiers d’extraction, de purification et de transformation des métaux, de conception et de réalisation d’objets en métaux, des plus simples aux plus sophistiqués. Vous le faites sous la protection de saint Éloi parce qu’il fut l’un des vôtres et se fit remarquer, en des temps plus troubles que les nôtres, par sa droiture. Jamais il ne détourna l’or du roi, jamais il ne corrompit la monnaie du roi, jamais il ne s’appropria ce qui ne lui appartenait pas. Il fut à la fois un artisan doué et un homme de haute exigence morale pour lui-même. L’histoire nous montre malheureusement que les deux aspects peuvent être disjoints : certains peuvent être des plus habiles, des créateurs impressionnants, et être aussi des voleurs ou des prédateurs ou des dominateur, mais comme l’humanité a à gagner à ce que, en chacun de nous, la compétence professionnelle et la vertu et mieux encore, le don de soi, le renoncement à soi, le décentrement de soi, s’unissent. Le livre des Proverbes nous le fait espérer lorsqu’il nous fait entendre la Sagesse présente auprès du Créateur dès les commencements les plus lointains de toutes choses. Rien de l’immense cosmos n’est sans trace de la Sagesse de Dieu qui y a fait ses délices et qui « trouve ses délices avec les fils des hommes ». La croissance ne peut pas n’être que quantitative, elle ne peut pas être mesurée seulement en termes de quantité. Une autre croissance est possible, celle par laquelle en toute activité nous tâchons d’investir moins d’avidité et de peur et plus de partage et de joie de vivre ensemble. En fabriquant de beaux objets, vous jouez, vous aussi, comme la Sagesse initiale, vous donnez à tous l’occasion de privilégier l’émerveillement à la possession, vous retournez au Créateur sa création rendue plus belle encore et plus réjouissante, vous offrez au plus grand nombre une certaine perception que la création tout entière est pénétrée par la bonté de Dieu, est un don du Père plein de bonté et qu’elle est pleine de cette bonté. Pour cela, il vous faut, comme saint Éloi, unir le meilleur engagement de vos forces et de vos talents et un retrait intérieur de vous-mêmes, condition pour que puisse exister un espace où la Sagesse se fera entendre. 

Chers frères et sœurs, membres des confréries et fidèles de cette paroisse, que l’Esprit-Saint vous conduise au cœur du mystère de la sainte Trinité. Tout entre le Père, le Fils et l’Esprit est désintéressement, décentrement de soi, et rien ne manque, tout surabonde. Puissions-nous oser vivre selon cette dynamique inédite que l’Esprit-Saint inscrit en nos intelligences, nos volontés et nos mémoires, afin que nous en vivions toujours davantage dans la joie de grandir sans faire de mal, sans prendre ni détruire, sans accaparer. 


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