Homélie pour la sainte nuit de Noël 2020 - L'Eglise Catholique à Reims et dans les Ardennes

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Publié le 25 décembre 2020

Homélie pour la sainte nuit de Noël 2020

Homélie pour la sainte nuit de Noël 2020, en la cathédrale Notre-Dame de Reims

Dans quel état d’esprit célébrons-nous Noël ce soir ? Avec lassitude parce que nous sommes encore et sans doute pour quelques mois empêtrés dans nos masques et privés de serrements de mains ? Avec colère parce que nous sommes privés de notre activité professionnelle ou privés de la présence de tel de nos proches ? Avec résignation ? Nous pouvons aussi éprouver de la tristesse en pensant aux défunts de ces derniers mois, surtout celles et ceux qui sont mort de l’épidémie ou de ses conséquences ; nous pouvons encore éprouver de l’appréhension, à cause des attentats toujours possibles. Nous célébrons ce soir en portant dans notre cœur Samuel Paty, Vincent Loquès, Simone Barreto Silva, Nadine Devillers. Nous pensons à leurs proches pour qui ce Noël ravive le drame de leur mort tragique. En célébrant Noël ce soir, je voudrais porter avec vous les membres des forces de l’ordre, ceux et celles qui sont intervenus à Conflans-Sainte-Honorine et à Nice, ceux et celles qui veillent sur nous ici à Reims et partout en France en ce soir, et nous avons une prière spéciale pour les trois gendarmes tués mercredi et pour leurs familles si dramatiquement frappées.

Chaque année, au soir de Noël, nous pouvons nous poser la question : sommes-nous dans une certaine désolation ou, au contraire, sommes-nous dans la joie ? Mais, peut-être, ce soir, en cette année particulière, pouvons-nous ajouter un sentiment de plus : nous pouvons aussi être déçus. L’humanité a déçu, parce que, si organisée, si sophistiquée, si équipée soit-elle, elle ne sait décidément pas bien faire face à une épidémie. Nous, Français, nous nous sommes déçus nous-mêmes parce que l’unanimité nationale dans l’hommage aux soignants et la lutte contre la contagion n’a pas duré au-delà du déconfinement. Peut-être les catholiques ont-ils déçu et se sont-ils déçus eux-mêmes : pour certains, parce que les évêques et les prêtres se seraient un peu vite, à leur estime, résignés à l’interdiction des messes ; pour d’autres, parce que ceux qui ont réclamé le retour des célébrations avec assemblée l’ont fait avec une vigueur qui leur a paru de mauvais aloi ; pour d’autres encore ou les mêmes, l’Église a déçu parce qu’elle leur a paru s’occuper plus des messes et de ses ressources que des pauvres… La liste pourrait être allongée. Ces différents motifs de déception s’ajoutent à bien d’autres qui s’accumulent depuis des années : l’humanité déçoit parce qu’elle ne parvient pas à créer un monde de paix et de justice ; la France peut décevoir parce qu’elle reconduit sans cesse ses fractures sociales ; l’Église déçoit parce qu’elle paraît peiner à relancer son apostolat. L’Église peut décevoir d’autant plus que ces dernières années, ces derniers mois, ont égrainé les révélations d’abus commis par des prêtres ou par des laïcs qui paraissaient incarner une certaine qualité, voire même une certaine sainteté chrétienne.

Pourtant, frères et sœurs, ce soir, il nous faut entendre tout autre chose : « Aujourd’hui, dans la ville de David, vous est né un Sauveur qui est le Christ, le Seigneur. » La grande nouvelle a éclaté : l’humanité est décevante, mais Dieu, lui, n’en reste pas à sa déception. Dieu, lui, ne s’enferme pas dans ce que l’humanité qu’il a créée, qu’il a voulue, qu’il a façonnée avec amour, a de décevant. Ce soir, nous l’entendons à nouveau : « A vous », disent les anges, c’est-à-dire « à nous » est né un Sauveur ; à nous, crie le prophète, un fils est donné. Si décevante l’humanité devrait lui paraître, Dieu ose nous donner un enfant, nous donner son Fils venant à nous comme « un nouveau-né couché dans une mangeoire ». C’était une « bonne nouvelle » il y a deux mille ans pour les bergers de Bethléem, c’est encore une bonne nouvelle pour nous aujourd’hui. Car ce n’est pas seulement il y a longtemps, c’est aujourd’hui que nous est né un Sauveur ; aujourd’hui, qu’« un enfant nous est né, un fils nous est donné ». L’humanité déçoit, et même ceux et celles à qui Dieu a confié son Fils ont déçu et plus que déçu, ils ont trahi et ils peuvent toujours trahir, mais Dieu ne renonce pas à prendre soin de nous, à nous tirer hors de la médiocrité où nous pourrions enfoncer, pas même à nous donner ce qu’il a de plus précieux. Dieu prend soin de nous en osant se donner pour nous, en osant même se remettre à nous, comme un enfant se remet à ceux et celles qui veulent bien s’occuper de lui. En venant à nous, en épousant notre humble commencement, dans le sein d’une femme puis en enfant dépendant du soin des autres, il nous montre que notre humanité n’est pas que violence et colère et injustice et trahison. Il suscite les gestes très simples, très spontanés, très modestes, de l’attention mutuelle et il les reçoit volontiers.

Alors, frères et sœurs, nous ne sommes plus condamnés à voir surtout ce qui nous attriste dans la vie ou ce qui nous déçoit chez les autres ou en nous-mêmes. Notre attitude fondamentale peut être l’émerveillement. Bien sûr, nous pouvons facilement repérer les égoïsmes qui ont été à l’œuvre au long de la crise épidémique, mais nous pouvons voir aussi le dévouement de beaucoup, à commencer par celui du personnel varié des hôpitaux ou des maisons de retraite et de beaucoup d’autres personnes exerçant des métiers dont nous avons redécouvert que nous ne pouvions pas nous passer, et encore celui de tel voisin, de tel ami, de tel parent, et même notre propre dévouement à chacun. Car l’Enfant de Bethléem nous assure que ces dévouements en disent plus sur l’humanité que tous les motifs de déception. Mieux encore, devant l’Enfant de Bethléem, nous pouvons le comprendre : chacun de ces dévouements vient de plus loin, de plus profond, que leurs auteurs ne peuvent le savoir, chaque dévouement est le fruit du travail inlassable du Dieu vivant pour que, de notre humanité marquée par le péché et la mort, se lève « un peuple ardent à faire le bien ». Chaque geste de bonté est l’émergence d’un long travail de Dieu au sein de notre humanité, bien en amont du Christ et bien en aval, mais grâce à Celui qui devait venir et qui est venu et qui vient encore, pour nous dégager, au moins un peu, au moins un moment, de nos concupiscences, et susciter chez nous, ô merveille, un acte qui nous tire hors du souci de nous-mêmes.

Bien sûr, celles et ceux qui ont vécu ces dévouements ne sont pas tous des chrétiens, loin de là. Certains ont d’autres religions ou n’ont pas de religion et ne veulent pas en avoir, mais nous contemplons, nous, le grand drame spirituel du monde et nous avons l’audace de dire que tout acte de vrai amour est rendu possible par l’Esprit-Saint répandu en ce monde par Celui qui a partagé notre condition humaine pour y insérer sa charité. Le moindre geste d’attention aux autres, le moindre appel téléphonique, la moindre prière faite pour celles et ceux qui sont malades, prennent devant l’Enfant de Bethléem une portée immense : chacune de ces actions, si petite soit-elle, fait entrer son auteur dans le mouvement de Dieu qui s’approche de l’humanité et par celui ou celle qui accepte ce geste, l’humanité entière se dispose à accueillir le soin que Dieu vient prendre d’elle. Beaucoup de celles et de ceux qui ont fait preuve de générosité, d’abnégation, d’engagement ne se soucient guère de l’Enfant de Bethléem, c’est possible, mais lui se soucie d’eux ; lui est venu pour que ce qui les anime ne soit pas vain, ne soit pas dominé à l’échelle de l’histoire par les forces du mal, mais soit la prophétie du vrai monde nouveau.

Assurément, les motifs ne manquent pas de juger que les chrétiens, les catholiques, n’ont pas été meilleurs que les autres, pas pires non plus. Nos attitudes dans l’épreuve comme celles de tous les autres mêlent la peur, l’inquiétude, l’appétence contemporaine pour le statut de victime, la démission devant la fatalité de l’épidémie ou de la déchristianisation autant que le courage, le sens de la responsabilité, la capacité à faire le bien sans « attendre d’autre récompense que celle de savoir faire la volonté de Dieu ». Nous pouvons aussi nous émerveiller qu’aujourd’hui, en notre XXIème siècle blasé et épuisé, des hommes, des femmes, des jeunes surtout, manifestent qu’ils ne sont pas que des producteurs et des consommateurs, qu’ils ont besoin de se laisser renouveler, nourrir, stimuler, par ce que Dieu a à donner, que l’être humain n’est pas réduit à la mesure de ce monde mais est fait pour s’élargir aux dimensions du dessein de Dieu, et nous pouvons encore nous émerveiller tout aussi bien que des chrétiens aient trouvé d’autres moyens que le rassemblement eucharistique pour s’unir au Christ. N’y a-t-il pas à s’émerveiller de voir des hommes et des femmes choisir que leur vie soit habitée par plus grand qu’eux qui ne leur promet ni la gloire humaine, ni la richesse, ni une santé meilleure que celle des autres, mais qui les appelle à se mettre au service d’autrui, à se décentrer d’eux-mêmes, à chercher en leurs actes la joie des autres qui sont autour d’eux, tout en ayant conscience de leurs limites, de leurs opacités, auxquelles cependant ils ne se résignent pas ?

Au mois d’avril et au mois de mai, on a beaucoup évoqué le « monde d’après ». Sera-t-il le même que celui d’hier en un peu pire ? Comment pourrait-il être tout autre ? Il n’y suffira pas d’un peu plus de soin apporté à l’environnement, ni d’un peu plus de croissance économique, ni d’un peu plus de maîtrise de l’immigration. Il y faut tout autre chose, et c’est ce que nous avons, nous chrétiens, rassemblés autour de l’Enfant de Bethléem, à annoncer au monde. L’Apôtre Paul nous dit qu’en cet enfant, qui deviendra un homme – et quel homme !-  « la grâce de Dieu s’est manifestée » qui « nous apprend à renoncer à l’impiété et aux convoitises de ce monde ». Ce soir, nous le contemplons dans la mangeoire où il a été couché, tout emmailloté. Il attend nos soins, il nous appelle à prendre soin de lui. Nous pouvons prendre soin de lui, en lui-même, en nous-mêmes et dans les autres. Voilà, frères et sœurs, un chemin que nous gagnerons tous à parcourir au long de l’année. Prendre soin de Jésus en lui-même, c’est nous intéresser à lui, apprendre à le connaître, à l’écouter, apprendre à le comprendre, nous laisser dérouter par lui. Le Carême et la Semaine Sainte nous ont fait découvrir la joie qu’il y avait à vivre pleinement les offices, à nous laisser habiter par le temps liturgique. Prendre soin de Jésus en nous-mêmes, c’est lui ouvrir notre intériorité, accepter que sa Parole prenne racine en nous, et cela veut dire orienter notre temps, ne pas passer sans cesse du travail au loisir, garder du temps et de l’espace en soi pour le rejoindre, pour regarder avec lui ce que nous vivons, ce qui nous anime, c’est nous extraire du rythme frénétique des vies contemporaines… Prendre soin de Jésus dans les autres, c’est les voir comme des temples de sa présence, appelés comme nous à se laisser remplir de sa charité pour la diffuser dans leurs actes, c’est être attentifs pour repérer le travail de la grâce du Christ en ceux et celles qui nous en paraissent éloignés ou qui prétendent l’être, et rendre grâce pour ce que fait cette grâce puissante, c’est être triste, bien sûr, lorsque nous percevons la résistance à cette grâce qui donne pourtant de vivre « dans le temps présent de manière raisonnable, avec justice et piété » dans l’attente de « la bienheureuse espérance ».

Frères et sœurs, quoi que nous ayons au cœur en cette nuit, laissons-nous conduire par le signe donné aux bergers. Dans la nuit de notre terre, la lumière est venue, des lumières brillent. Sachons les voir, sachons nous attacher à elles, ne croyons pas être plus lucides en ne voyant que ce qui ne va pas, car c’est le Seigneur lui-même qui travaille dans notre histoire. Ne cultivons pas en nous le goût morbide de la déception. Demandons la grâce de nous émerveiller. Certes, nous aimerions voir partout  le joug, la barre, le bâton des tyrans, être brisés ; certes, nous voudrions voir brûler sous nos yeux les bottes qui frappent le sol et les manteaux couverts de sang ; certes, nous aspirons à nous sentir libérés de nos concupiscences et du souci encombrant de nous-mêmes. Mais cela se fait, cela se prépare, c’est déjà ce monde-là qui se réalise en chaque acte de bonté, de vérité, de justice, en chaque acte où un être humain se décentre de lui-même et se met au service des autres, selon ce que vient faire l’Enfant de Bethléem. Que les anges nous apprennent à voir cette œuvre-là, et à chanter ce soir et demain et tout au long des jours : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes », car Lui, en vérité, malgré tout, il trouve de quoi m’aimer moi, de quoi vous aimer chacune et chacun, de quoi nous aimer. « Il fait cela, l’amour jaloux du Seigneur de l’univers »,

Amen

+ Eric de Moulins-Beaufort


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