Homélie pour la Messe en mémoire de la Cène du Seigneur

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Publié le 21 avril 2022

Homélie pour la Messe en mémoire de la Cène du Seigneur

Jeudi-Saint, 14 avril 2022, en la cathédrale Notre-Dame de Reims

Il y a du mal dans notre monde. Il y traîne de la volonté de dominer et de détruire et de conquérir ; il y traîne de la peur de manquer, de la méfiance, du ressentiment contre les autres ; il s’y rencontre des pulsions non maîtrisées et des concupiscences ravageuses ; et tout cela tant à l’échelle des États que des structures ou que des personnes que nous sommes. Il s’y rencontre aussi des coups du sort, des violences de la nature, des hasards calamiteux, des maladies qui frappent à l’aveugle, et la mort qui emporte la donne à la fin de tout. Face à ce mal, face à ces maux, face aux violences et à l’injustice du sort et face aux violences et aux perversions des cœurs, qu’oppose Jésus ? Un geste : une bouchée de pain tendue, avec une parole : « ceci est mon corps » ; une coupe de vin à partager, avec une parole : « ceci est mon sang ». Un double geste qu’une double parole accompagne face à tout le mal du monde. Un double geste et une double parole très simples, très humbles, dérisoires face à l’ampleur des maux de toutes sortes dont nous pouvons si facilement faire la liste mais ce geste et cette parole doubles renvoient en aval à sa mort en croix qui n’est pas pour lui une fatalité mais un acte, un don de lui-même et en amont à l’immense tradition juive du repas de la Pâque.

Il se fait nourriture donc, et boisson. Il inscrit son geste, sa livraison qui va le conduire à l’arrestation, à la condamnation, à la flagellation, à la crucifixion, il inscrit son geste dans le repas de l’alliance entre le Dieu vivant et le peuple qu’il tire de l’esclavage en Égypte. La mort de soi est stérile, la mort, de soi, n’ouvre pas à la vie. Jésus l’anticipe donc pour que sa mort à lui puisse être gage de libération et de liberté pour nous tous, puisse exercer la percée ultime contre tous les murs de la mort. Cette année, les Juifs célèbreront Pessah demain soir, ils célèbreront donc famille par famille que le peuple d’Israël a été tiré de l’esclavage et de la mort non par sa révolte, non par ses propres forces, mais par la faveur du Dieu vivant et la pression qu’il a exercée sur les forces qui voulaient la mort d’Israël. Mais nous n’avons même plus besoin d’immoler chaque année un agneau, ni de marquer nos portes du sang d’un animal. Jésus a tout fait pour nous et il nous a donné le geste très simple, très pacifique, non sanglant, non violent, de la bouchée de pain tendue et de la coupe de vin partagée avec les deux paroles qui les accompagnent et changent tout. L’agneau rôti pris en hâte avec des pains sans levain et des herbes amères devait préparer le peuple à la marche qu’il aurait à faire, marche géographique vers la Mer rouge et le désert, marche intérieure de l’esclavage vers la liberté, de la vie contrainte vers la sainteté choisie, désirée, aimée. Le pain et le vin qui sont le corps et le sang du Christ nous sont donnés pour nourriture et boisson afin que nous puissions avancer, dans ce monde où le mal agit parfois souterrainement, parfois si visiblement, où nos libertés sont soumises à la tentation face aux prestiges nombreux des forces du mal, avancer pour rejoindre le plus possible, le mieux possible, le grand geste de don de soi de Jésus qui est le grand geste de Dieu créant le monde et le sauvant.

Peut-on comprendre un acte humain ? Peut-on comprendre totalement le grand acte de Jésus livrant sa vie par obéissance au Père et pour nous. Nous pouvons nous en approcher un peu à le situant dans l’entière alliance de Dieu avec Israël, dans la lente et coûteuse pédagogie de Dieu à l’égard de son peuple choisi, par la méditation des commandements et des préceptes, l’éducation au service de la vie que le Dieu créateur fait vivre à son peuple dans le désert. Mais Jésus nous offre, selon saint Jean, un raccourci, une manière plus simple peut-être, quoique toujours mystérieuse aussi, plus accessible, par lequel tous nous pouvons le rejoindre : le lavement des pieds. Au moment d’être livré, Jésus donc s’approche de chacun de ses disciples ; il s’agenouille, et lave leurs pieds un à un. Rien de plus simple, rien de plus bouleversant, rien qui se prête moins à la théorie mais rien qui appelle davantage à l’imitation : « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. »

Pourquoi laver les pieds ? Parce que nous, humains, terrestres, devons marcher. Nous avons à avancer, à cheminer. Nous ne pouvons rester assis dans notre chez-nous. En marchant, nous risquons toujours de nous salir, de nous blesser, de salir ou de blesser les autres. Nous ne pouvons rêver rester indemnes de la route. Jésus s’approche et nous lave les pieds. Il paie le prix qu’il faut pour que nous soyons purs tout entiers. Il nous lave une fois pour toutes par le don total de son être, par son sang versé, par le cri jeté vers le Père. Il a reçu en lui, en son cœur, toute l’amertume du mal qui se trouve dans le monde, qui y rôde et qui y accomplit son œuvre multiforme. Il attend en retour que nous acceptions de nous laver les pieds les uns aux autres, c’est-à-dire que nous nous supportions tandis que nous marchons, que nous nous pardonnions les multiples blessures que nous nous infligeons les uns aux autres en marchant. Selon saint Luc, au moment de la Cène, les disciples se disputent encore pour savoir qui est le plus grand parmi eux. Jésus, selon saint Jean, se met à leurs pieds à chacun et les invite à faire de même les uns à l’égard des autres. Il ouvre la possibilité que quelqu’un se dérobe entièrement à son action : « ‘’Vous-mêmes, vous êtes purs, mais non pas tous.’’ Il savait bien qui aller le livrer ». Si nous acceptons qu’il ait à nous laver les pieds, entrons nous aussi dans le mouvement de nous laver mutuellement les pieds.

Peut-être, frères et sœurs, nous faut-il entendre à cette profondeur ou à cette hauteur, l’exigence de synodalité qui agite l’Église en ce moment. Il serait grave de la limiter à des questions d’organisation ou de consultation dans la prise de décision. Que l’Église soit en marche, soit marcheuse, n’est pas une question de mode, de progrès, d’adaptation aux codes de notre temps, encore qu’une telle adaptation soit inévitable et parfois souhaitable. Plus radicalement, il s’agit que nous soyons le peuple de Dieu en marche vers le Royaume, vers la terre de la sainteté, de la fraternité, de l’hospitalité, de la communion éternelle, de la liberté aussi, du don généreux de chacun pour tous et de tous pour chacun, de l’émerveillement mutuel devant ce que Dieu peut faire de chacun de nous. Nous avons à quitter nos égoïsmes, nos peurs, nos besoins de dominer, nous avons à accepter de laisser nos habitudes pour mieux accueillir celui qui vient à nous, pour nous laisser ajuster les uns aux autres dans la joie d’appartenir à l’unique Corps dont il est, lui, Jésus, la tête, et qu’il veut donner pour le salut de tous. Pour cela, il convient que nous nous lavions les pieds les uns aux autres, en nous supportant mutuellement, non par résignation, mais dans l’espérance de la communion qui vient.

Face au mal multiple qui s’agite dans le monde, face aux maux nombreux qui peuvent abîmer nos vies, face aux chagrins, aux douleurs, aux souffrances que les humains peuvent connaître, peuvent subir, peuvent s’infliger les uns aux autres, nous, chrétiens, n’opposons pas nos valeurs, nos sentiments, et moins encore l’assurance que nous serions les meilleurs. Nous nous laissons à jamais mesurer par les gestes de Jésus, nous nous laissons à jamais réconforter et renouveler par les gestes de Jésus. De son  double geste et de sa double parole : le pain partagé, la coupe qui circule ; « prenez, mangez, ceci est mon corps livré pour vous » ; « prenez, buvez, ceci est mon sang versé pour vous », nous recevons l’audace de penser que le bien, même minuscule que nous pouvons nous faire les uns aux autres, vaut pour la vie éternelle, et que tout acte de vraie communion est une victoire de Dieu sur toutes les forces du mal. A nous de tirer de la nourriture et de la boisson qu’il nous donne l’énergie nécessaire pour nous laver les pieds les uns aux autres, et appeler ainsi beaucoup à quitter leurs esclavages et à avancer vers le désert où Dieu les appelle à la joie,

                                                                                                                                            Amen.


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