Homélie pour la messe en mémoire de la Cène du Seigneur, le jeudi 6 avril 2023, Jeudi-Saint, en la cathédrale Notre-Dame de Reims - L'Eglise Catholique à Reims et dans les Ardennes

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Publié le 11 avril 2023

Homélie pour la messe en mémoire de la Cène du Seigneur, le jeudi 6 avril 2023, Jeudi-Saint, en la cathédrale Notre-Dame de Reims

Homélie pour la messe en mémoire de la Cène du Seigneur, le jeudi 6 avril 2023, Jeudi-Saint, en la cathédrale Notre-Dame de Reims

Frères et sœurs, le geste du Seigneur Jésus que nous rapporte l’évangile selon saint Jean est facile à comprendre. Dans un monde où l’on marche beaucoup à pied, et sans chaussures, pieds nus ou en sandales, la fatigue du chemin s’inscrit dans les pieds en même temps que la poussière les recouvre. Se laver les pieds en entrant dans une maison est un geste ordinaire, un geste d’hygiène et de respect pour la maison où l’on est reçu, la sienne ou celle d’un autre. Qu’un autre vous lave les pieds rend le geste plus facile et plus réconfortant encore. C’était une marque d’hospitalité et de respect aussi qui exprimait l’honneur de recevoir telle personne chez soi. Dans la société fortement hiérarchisée qu’était la société antique, c’était la tâche du domestique ou de l’esclave lorsque le maître de maison était assez riche pour en avoir un ou plusieurs. Ce soir-là donc, Jésus a lavé lui-même les pieds de ses disciples. Il les a lavés un à un, soigneusement, non pas en faisant semblant, mais avec soin. L’évangéliste nous décrit étape par étape ce geste, il ralentit sa phrase comme pour nous faire sentir que Jésus n’a pas seulement évoqué de loin ce geste de service, il n’a pas fait semblant, il a vraiment lavé les pieds des siens avant que le repas commence. D’un geste servile, il a fait un geste seigneurial. Nous pouvons même dire que d’un geste d’esclave, il a fait le geste seigneurial par excellence : « Vous m’appelez ‘’Maître’’ et ‘’Seigneur’’, et vous avez raison, car vraiment je le suis. »  Désormais, il devient clair que « servir, c’est régner », et servir ne veut pas dire se gargariser de mots pleins d’humilité ni nourrir son discours d’idées généreuses ; servir passe par des gestes simples, concrets, des attitudes qui se vérifient au soulagement qu’elles apportent, au bien qu’elles procurent.

Mais l’évangéliste, en nous rapportant ce geste de Jésus, nous invite à y voir plus encore. En leur lavant les pieds, Jésus ne fait pas que montrer son attachement à ses disciples. Le repas où il fait ce geste n’est pas n’importe quel repas. Déjà, il s’agit d’un repas pascal ou, du moins, d’un repas célébré dans l’ambiance de la fête de la Pâque. Jésus prépare ceux qui sont avec lui pour qu’ils puissent avoir part à ce repas-là. Le repas de la Pâque se prenait et se prend toujours en famille ou à deux familles. Jésus institue déjà une pratique nouvelle, un peu décalée, en choisissant de le célébrer avec ceux qui le suivent depuis trois ans sur les routes de la Galilée, de la Judée et même de la Samarie. Il manifeste ainsi qu’il a créé entre eux et lui un lien d’un type nouveau, au moins aussi fort et aussi significatif que les liens familiaux, des liens d’appartenance réciproque. En leur lavant les pieds, il se met à la dernière place, il se fait leur serviteur, mais il agit aussi comme celui qui les unit à lui, qui les intègre à sa propre existence. Comme une famille juive fait ensemble mémoire de la sortie d’Égypte, du passage de l’esclavage et de la menace de mort du peuple à la liberté et à la vie, liberté qui s’épanouit dans le service de Dieu, Jésus unit à lui ses disciples, en célébrant avec eux la Pâque, comme le peuple nouveau en qui l’humanité retrouve le chemin vers le Père.

 Il va jusqu’au bout de ce mouvement. Dans ce repas, le dernier de sa vie terrestre, l’ultime repas avant sa Passion, il veut porter à son achèvement ce que le Père a remis entre ses mains. Il va donc accomplir ce que l’évangile selon saint Jean ne nous rapporte pas mais dont les autres et saint Paul ont gardé la trace et dont nous vivons encore, nous, Église du Christ : il va prendre le pain que le rite faisait rompre au père de famille et en faire son corps livré pour eux et pour la multitude et la coupe de vin que le rite faisait circuler du père de famille aux autres convives et en faire « la coupe de la nouvelle Alliance en son sang ». En leur lavant les pieds, il prépare donc ses disciples à être intégrés dans la réalité inouïe que crée ce double geste que la Passion va sceller en sa chair, en son humanité entière livrée aux mains des hommes.

Le dialogue avec Pierre nous fait découvrir un aspect capital. Jésus lave les pieds de ses disciples, il ne les lave pas tout entiers : « Quand on vient de prendre un bain, on n’a pas besoin de se laver, sinon les pieds : on est pur tout entier. Vous-mêmes, vous êtes purs, mais non pas tous. » Peut-être, concrètement, les disciples, pour se préparer au repas de la Pâque avec Jésus, avaient-ils pris soin de se laver ; seuls leurs pieds donc avaient pu être couverts encore de poussière par la marche qui les avaient conduits jusqu’à la salle haute que Jésus avait fait préparer pour cette Pâque. L’évangile selon saint Jean joue, nous le savons, sur les différents niveaux de signification de toute réalité. Les pieds sont, dans la vie courante, ce qui se salit fatalement dans le moindre déplacement. Ils symbolisent donc ce qui se salit ou s’abîme, un peu ou beaucoup dans toute action. Comment agir sans y ajouter un peu d’impatience, un peu de vanité et d’orgueil si les choses se passent bien, un peu de ressentiment ou d’agacement ou de colère si notre action se trouve embarrassée par les circonstances ou par les autres ? Jésus, en lavant les pieds de ses disciples, les débarrasse des poussières accumulées dans leurs relations avec lui et entre eux, pour qu’ils puissent célébrer la Pâque d’un cœur libre et pleinement engagé. Seulement, en cette nuit, Jésus fait beaucoup plus : les pieds de ses disciples sont aussi les pieds avec lesquels ils vont fuir, ils vont l’abandonner, le renier et même pour l’un d’entre eux le trahir. Jésus, par avance, au début du repas où il va se remettre entre les mains de ses disciples choisis et aimés dans l’acte de son corps livré et de son sang versé, Jésus les purifie de leur fuite, de leur reniement et peut-être même de leur trahison.

« Quand on vient de prendre un bain, leur dit-il, on n’a pas besoin de se laver, sinon les pieds : on est pur tout entier. Vous-mêmes, vous êtes purs, mais non pas tous. » Quelle est cette pureté qu’ils ont tous acquise sauf un d’entre eux ? Non pas la pureté rituelle, celle qui est procurée par l’accomplissement des gestes prescrits. Non pas la pureté de l’hygiène procurée par un bain. Mais depuis trois ans, ces disciples-là, ceux qui sont devenus les « siens » de Jésus, se sont laissés entraîner par lui, ils l’ont suivi dans ses marches, ils ont entendu sa prédication, été les témoins de ses signes, ils l’ont interrogé ou bien ils l’ont suivi sans comprendre, ils ont suivi ses controverses avec les Pharisiens et les Grands-Prêtres, ils se sont laissés habiter par les paroles qu’il a prononcées, transformer par la relation nouvelle au Père dans laquelle il les a fait entrer, épanouissant d’une manière rénovée l’alliance qui fait vivre Israël. Voilà la force qui les a purifiés, ce lien de chaque jour qui a atteint en eux le fonds de l’âme, qui les a tirés de la vie simplement ordinaire de juifs éventuellement pieux et observants vivant à peu près comme leurs compatriotes, occupés à vivre le moins mal possible dans la dignité des enfants d’Israël et les a entraînés dans la suite de Jésus, le Fils bien-aimé du Père. Ce soir-là, en leur lavant les pieds, Jésus manifeste qu’ils sont entrés désormais dans cette relation nouvelle et qu’il les y accueille, malgré les petits manquements de chaque jour, les médiocres conflits de préséance toujours prompts à renaître, et même malgré l’incapacité qu’ils vont montrer bientôt de le suivre dans sa Passion, de supporter que leur Maître et Seigneur soit arrêté, bafoué, moqué, condamné et mis à mort.

Mais cette pureté-là n’est pas magique. Elle n’est pas non plus assurée par un rite et garantie par l’observation minutieuse du rite. Elle est existentielle, intérieure, elle touche la liberté la plus profonde. Elle suppose que chacun accepte que le Seigneur lui lave les pieds ; elle suppose que chacun consente à avoir besoin d’être purifié encore et toujours par cet autre-là qu’est Jésus ; elle suppose de consentir à ce que le Maître se mette à nos genoux et nous réintègre en lui, qu’il s’abaisse donc encore et toujours pour nous, pour moi. Cette pureté dont parle Jésus ne suppose pas l’héroïsme et la perfection de l’adhésion, elle demande que chacune et chacun accepte d’avoir besoin d’un pardon et d’un pardon renouvelé de la part de celui qui se dépouille non pas seulement de son vêtement mais de lui-même, de son lien avec le Père, pour nous le faire partager. Et elle suppose d’accepter de se laisser entraîner dans le mouvement intérieur de Jésus : « Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. » La communauté nouvelle dans laquelle le Seigneur célèbre sa Pâque est faite de personnes qui, toutes, ont besoin que le Maître et Seigneur et aussi les autres leur lavent les pieds, aujourd’hui et demain. Celui qui allait livrer le Maître, celui à cause de qui Jésus dit que tous ses disciples ne sont pas purs, pouvait-il accepter que son Seigneur en vienne à s’abaisser devant lui ? Pouvait-il consentir à avoir besoin d’être réintégré, lui aussi, non seulement pour son grand crime, mais aussi pour les scléroses ordinaires de son âme, les durcissements de sa liberté ? Remarquons surtout, frères et sœurs, ceci : Jésus ne dit pas : « L’un de vous n’est pas pur » mais « Vous n’êtes pas tous purs ». Les Douze, autour de Jésus, ceux qu’il reconnaît comme les « siens », ne sont pas tous purs, et Jésus, pour cela, leur lave les pieds un à un. La pureté qu’il donne n’est pas une qualité absolue mais un don à recevoir sans cesse et non pas pour soi seulement mais avec tous les autres, même les moins réceptifs. Cette pureté n’en distingue pas quelques-uns au détriment des autres, mais appelle tous à porter les faiblesses et même les fautes et les crimes des autres, sans prétendre pouvoir se dire purement innocent de ce qu’un frère ou une sœur a pu commettre. Elle n’est pas résignation à ce que du mal existe, elle n’est certainement pas complaisance pour quelque mal que ce soit et surtout pour celui que, moi, je commets ; elle est un appel à nous laver mutuellement les pieds les uns aux autres, c’est-à-dire à nous supporter dans l’espérance.

Et nous, frères et sœurs, en ce soir où nous faisons mémoire du grand don de l’Eucharistie, en contemplant le Christ, notre Maître et notre Seigneur, lavant un à un les pieds de ses disciples, examinons-nous sans faux semblant. Comment est-ce que je reçois le grand don par lequel le Seigneur Jésus me purifie et me replace sans cesse dans le mouvement de son passage vers le Père ? Comment est-ce que j’accepte qu’il se mette, lui, à mes pieds, parce que j’ai besoin, moi, qu’il me tienne uni à lui, et qu’il me renforce dans mon lien à lui ? Comment est-ce que je me réjouis qu’il m’unisse à tous les autres, les plus purs que moi et les moins purs que moi, et qu’il nous lave les pieds, à la fois un par un mais aussi à tous, sans faire de différence ? Comment est-ce que j’accepte que son Église ne soit pas le peuple des purs mais des purifiés en voie de purification, sans cesse à rattraper ? Comment ma vie chrétienne est-elle rythmée, habitée de l’intérieur par les sacrements du pardon et de l’Eucharistie, à la mesure de mon péché mais aussi de ceux de tous les membres de l’Église ? Comment moi-même est-ce que je lave les pieds de ceux et celles qui me sont donnés par le Seigneur comme des frères et des sœurs en son Église ? « Manger ce pain », « boire à cette coupe », c’est, nous dit l’apôtre, « proclamer la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne ». C’est reconnaître que nous avons besoin qu’il livre ainsi sa vie pour nous délivrer, confesser qu’aucun de nous ne peut se dire totalement innocent du mal mortifère, proclamer qu’il nous rend plus vivants que toutes les forces de la mort, c’est faire advenir sa venue, en entrant nous-mêmes, un par un et tous ensemble, dans le service mutuel où il nous a précédés à jamais,

 Amen.


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