Homélie de Mgr Eric de Moulins-Beaufort, pour la solennité de l’Assomption de la Vierge Marie, le 15 août 2022, en la cathédrale Notre-Dame de Reims et à Saint-Walfroy - L'Eglise Catholique à Reims et dans les Ardennes

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Publié le 18 août 2022

Homélie de Mgr Eric de Moulins-Beaufort, pour la solennité de l’Assomption de la Vierge Marie, le 15 août 2022, en la cathédrale Notre-Dame de Reims et à Saint-Walfroy

Le mystère de l’Assomption de Marie est, de toute évidence, un mystère de foi. De Marie, nous ignorons beaucoup de choses : le son de sa voix, l’aspect de son visage, ses gestes familiers… Ce que l’on appelle son corps nous échappe. Il nous échappe si bien que nous fêtons en ce jour le fait que ce corps a été assumé tout entier dans la gloire de Dieu. Il n’y pas de reliques de Marie, sinon des vêtements, il ne reste pas de son corps une trace que nous pourrions analyser.  On montre à Jérusalem un tombeau de Marie parce que la tradition orthodoxe parle de « dormition », voulant que Marie soit morte avant que son être tout entier, en son âme et en son corps, soit assumé dans la gloire, tandis que la tradition catholique ne cherche pas à trancher cette question. Tout de sa personne a été assumé dans la pleine vie de Dieu. Il nous faut regarder cela, frères et sœurs, comme une immense espérance. Nous ne pourrons jamais connaître sa morphologie ou analyser son ADN, parce qu’elle est une vivante qui échappe à jamais à nos prises. Nous pouvons la contempler, nous pouvons réfléchir sur ce qu’elle a dit et fait, nous pouvons nous imprégner de la cohérence de sa vie. Tout d’elle est passé dans la gloire de Dieu que nous ne connaissons pas, que nous ne savons guère décrire, mais où nous espérons tous avoir part, Dieu le voulant. 

Dans notre expérience, nous savons beaucoup de choses de quelques personnes, ceux et celles qui nous sont proches, et nous espérons les connaître, elles, dans la réalité de leur humanité, et pourtant nous devons reconnaître que le secret de leur âme nous échappe. Même de celles et de ceux que nous aimons le mieux et dont nous nous savons aimer, nous ne pouvons voir le plus profond de leur liberté, le plus déterminant de leurs engagements les plus quotidiens ou les plus décisifs, nous ne pouvons que nous appuyer sur les signes qui nous sont donnés. Dans notre monde surinformé, nous savons beaucoup de choses de quelques personnes célèbres ou considérées comme telles un moment : leurs goûts artistiques, leur orientation sexuelle, les histoires de leur famille, leurs fantaisies plus ou moins édifiantes… Tout cela peut remplir les journaux imprimés ou télévisés ou radiodiffusés et tout cela occupe largement les réseaux sociaux. Mais que savons-nous de la profondeur de leur être, de ce que l’on pourrait appeler leur âme, de la motivation profonde de leurs engagements, de la qualité intérieure de leur liberté, de ce qu’ils ou elles engagent d’eux-mêmes dans leurs actes ? Tout cela nous échappe irrémédiablement et la surabondance d’information ne nous fait guère progresser. De l’immense majorité de l’humanité, en réalité nous ne savons rien ou pas grand-chose. Dans notre monde globalisé, nous nous rencontrons, nous nous croisons, nous agissons ensemble, mais que savons-nous de ce que nous pensons en profondeur de la vie, de la mort, de l’amour, de l’avenir de l’humanité ? Que savons-nous de la beauté intérieure de chacun de celles et de ceux que nous apercevons ou dont l’existence est pour nous un nombre qui parfois nous effraie ? Des signes nous sont donnés, qu’il nous faut savoir recueillir, mais cela suppose de l’attention et reste toujours fragile et hypothétique. Qui pourra mesurer ce qu’a valu et ce que vaut la vie d’un être humain ? 

De Marie, nous ne savons pas grand-chose, finalement, sinon ce que nous ne pouvons savoir d’aucun autre, sinon Jésus. Tout d’elle, jusque dans sa corporéité, a pu être assumé en Dieu pour toujours ; rien d’elle n’a été marqué par la mort et le péché au point de ne pouvoir être repris dans la puissance de la croix du Christ. Nous ne connaissons pas de détails concernant Marie : le son de sa voix, la forme de son visage, la marque sur elle des ans, ses opinions ou ses goûts ; les évangiles ne nous ont conservé que quelques paroles et quelques attitudes, mais des paroles et des attitudes que nous pouvons sans crainte de nous tromper essayer de comprendre sur le fond de l’immense tradition d’Israël, de l’immense histoire d’alliance et de foi qu’est l’histoire du peuple issu d’Abraham. En elle nous recevons l’assurance que le secret de nos âmes n’échappe pas à Dieu et nous pouvons le comprendre, non pas dans la peur d’être jugés insuffisants, mais dans l’espérance que le moindre mouvement de notre âme dans le sens de la foi, de l’espérance et de la charité puisse servir au Dieu vivant, par la puissance acquise par le Christ Jésus, pour nous tirer vers la plénitude de l’alliance éternelle avec lui et en lui.

Il se trouve que je reviens, frères et sœurs, d’un séjour au Vietnam à la rencontre de la famille et du diocèse d’origine du P. Paul Nguyen Ngoc Hai, prêtre de notre diocèse de Reims depuis 19 ans, et de la Congrégation des Amantes de la Croix de Go Vap, un quartier de Saïgon, d’où nous viennent des sœurs installées à Aÿ depuis deux ans. En survolant le Vietnam et la Thaïlande lors du vol de retour, je m’émerveillais du nombre immense de personnes dont j’apercevais les habitations et les villes. Des missionnaires sont allés annoncer l’Évangile au Vietnam dès le début du XVIIème siècle, les prêtres des Missions étrangères de Paris y ont été particulièrement actifs ; la population chrétienne représente à peu près 15% de la population aujourd’hui, dans un Vietnam communiste, officiellement athée ; des missionnaires étaient arrivés plus tôt encore au Siam, aujourd’hui la Thaïlande, mais les chrétiens n’y sont toujours, malgré leurs œuvres qu’une minuscule minorité. On peut juger ces résultats décevants ; on peut se demander s’il y a vraiment un sens à rêver à une unité religieuse de l’humanité. Mais nous pouvons surtout nous émerveiller de deux réalités. 

La première est que chacune et chacun de celles et de ceux que nous apercevons ou même que nous n’apercevons pas, de celles et de ceux que nous ne connaissons ni ne connaîtrons jamais ici-bas compte aux yeux de Dieu. Nul n’est un numéro, nul n’est un individu perdu dans une masse. Même celles et ceux dont l’existence a passé aux yeux des autres comme prise irrémédiablement dans la masse a valeur unique aux yeux de Dieu, est connu de Dieu dans la profondeur de son âme dont chaque mouvement d’ouverture ou de rétractation importe aux yeux de Dieu. L’histoire humaine n’est pas faite seulement des rapports entre les entités politiques ou économiques, elle n’est pas mesurée seulement par la rencontre ou la confrontation des cultures. Elle se construit aussi de ce qui se joue chaque jour au cœur de chaque être humain, selon que celui-ci ou celle-là choisit de donner sa vie ou de la retenir pour soi. L’Assomption de Marie nous assure que cette histoire-là ne débouche pas, quoi que soient les apparences, sur le chaos et la mort, mais sur la victoire du Christ et de Marie et de ce que nous appelons l’Église qui n’est pas d’abord une institution chargée de nous aider à vivre dans la fidélité au Seigneur Jésus mais d’abord le recueil par Jésus et son Esprit-Saint de ce qui monte du plus profond de nous-mêmes.

La seconde réalité est que la foi au Christ a été semée partout. En bien des lieux elle est peu de chose, quelques personnes à peine, parfois d’un statut social inférieur à celui de la majorité de la population. Mais nulle part, elle n’est rien. Toujours, si modeste en nombre soit-elle la communauté de celles et de ceux qui croient au Christ est le signe que l’humanité entière est sous le regard du Dieu vivant, engagée dans une histoire d’alliance dont nous ne connaissons pas les vicissitudes mais dont nous nous avons l’assurance de l’aboutissement. Ce que nous contemplons en Marie, appelée par Jésus son Fils à aller jusqu’au bout de l’aventure humaine sans attendre la fin des temps, nous osons le croire de chacune et de chacun de nous et de nous tous. Si les profondeurs de nos âmes intéressent le Dieu vivant, c’est parce qu’il veut nous introduire tous dans la plénitude de sa vie en nous mesurant tous à l’aune de Jésus. Nous en recevons l’assurance que l’histoire de l’humanité n’avance pas dans un cycle indéfini, mais qu’elle édifie quelque chose qui pourra être récolté, assumé, sommé, couronné enfin et pour toujours. 

A la fin de cette messe, frères et sœurs, nous ferons mémoire d’un acte important qui a eu lieu le 23 août 1942,il y aura 70> ans la semaine prochaine : il s’agit de l’appel que le cardinal Saliège, archevêque de Toulouse, a fait lire dans toutes les églises de son diocèse, protestant contre les rafles des Juifs organisées par le régime de Vichy pour répondre aux demandes nazies. Cinq évêques en France en ces semaines-là ont ainsi parlé. Il a fallu du courage à chacun d’eux pour écrire son texte, il en fallu à celles (ce furent souvent des femmes) et ceux qui les portèrent dans les paroisses et il en fallut aux prêtres pour les lire en chaire selon la consigne des évêques. I est bon que nous fassions mémoire de tels actes. Les rabbins ont lu ce texte fin juillet dans les synagogues à la demande du Grand-Rabbin de France. Le cardinal Saliège et ses confrères avaient pressenti qu’était en jeu la vérité de l’humanité telle que Dieu la veut, non pas une masse seulement tenue par des liens de fatalité et de nécessité, mais une multitude variée appelée à être une, en Dieu, dans la communion, chacune et chacun étant avant tout un être spirituel, appelé à la pleine liberté, ayant à l’exercer et à la fortifier par l’exercice de ses actes. Le mystère de l’Assomption nous permet d’affirmer qu’aucune des vies que les nazis ont cherché à faire disparaître de la mémoire des hommes n’a été perdue en Dieu et pour Dieu. Il s’agissait de vies juives, particulièrement précieuses, de vies en qui se jouait avec une intensité particulière le mystère de l’alliance de Dieu avec l’humanité, et ce n’est pas par hasard que ces vies-là ont été visées par la volonté de les faire disparaître. Oui, frères et sœurs, puissions-nous ne jamais oublier qu’il y a une destinée unique et commune de l’humanité, que les promesses faites à Abraham peuvent être ouvertes à tous les peuples et à toutes et chacune des personnes humaines. Souvenons-nous que nous avons, nous chrétiens, à être au nom de Dieu les gardiens et les garants de la dignité de toute existence humaine, chacune étant faite pour être aimée de Dieu et pour enrichir la communion éternelle de tous. Que Marie en son Assomption, mère de l’Église et patronne principale de la France, nous encourage à vivre dans la lumière de sa destinée toute donnée et finalement toute glorieuse en Dieu,

                                                                                                                                                     Amen.

Annexe 1 : lettre pastorale du cardinal Jules Saliège, 23 août 1942 : 

Mes très chers Frères, 

Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits, tiennent à la nature de l’homme. Ils viennent de Dieu. On peut les violer. Il n’est au pouvoir d’aucun mortel de les supprimer. Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle. 

Pourquoi le droit d’asile dans nos églises n’existe-t-il plus ? 

Pourquoi sommes-nous des vaincus ? 

Seigneur ayez pitié de nous. 

Notre-Dame, priez pour la France.

Dans notre diocèse, des scènes d’épouvante ont eu lieu dans les camps de Noé et de Récébédou. Les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain. Ils sont nos Frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier. 

France, patrie bien aimée France qui porte dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine. France chevaleresque et généreuse, je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces horreurs. 

Recevez mes chers Frères, l’assurance de mon respectueux dévouement. 

Jules-Géraud Saliège

 Archevêque de Toulouse 23 août 1942 

A lire dimanche prochain, sans commentaire. 

Annexe 2 : extrait du discours de clôture de l’assemblée plénière d’avril 2022 : 

Il y a cent ans, le 2 mars 1922, le pape Pie XI confirmait Marie, dans le mystère de son Assomption, patronne principale de la France, et sainte Jeanne d’Arc, patronne secondaire. Vingt ans plus tard, le 23 août 1942, le cardinal Saliège, archevêque de Toulouse, pourtant perclus par la maladie, à moitié paralysé, publiait sa lettre pastorale sur la personne humaine, alors que le régime de Vichy avait publié les lois antijuives et contribué aux rafles des nazis. Des personnes courageuses ont distribué ce texte dans les paroisses du diocèse pour qu’il soit lu en chaire. Dans une telle parole, dans de tels actes, nous percevons la France, notre pays, dans ce qu’il a de meilleur et de vrai, dans sa vraie liberté. Un chercheur, spécialiste des violences de masse, Jacques Semelin, a étudié ce qui a rendu possible que les deux-tiers des Juifs de France échappent à la solution finale. Quelques-uns ont été sauvés par des Justes, conclut-il, beaucoup, en fait par eux-mêmes, mais ils ont pu le faire parce que quelqu’un, pas toujours mais souvent, un baptisé, leur ont ouvert une porte, offert un déjeuner, plus simplement encore les ont laissé passer sans rien dire ni rien voir. Là se perçoit l’âme chrétienne de notre pays, façonnée par la charité, qui reconnaît le Christ dans toute détresse, le Christ Jésus qui, non seulement est entré dans sa création, mais qui, selon le mot de saint Paul, « s’humilia plus encore » (Ph 2), et selon celui du bientôt saint Charles de Foucauld qui nous a été commenté, est le Christ de l’abjection, celui qui dût se cacher ; dans une telle parole et de telles actes vibre la sainteté ordinaire qui se consume au jour le jour dans le don de soi et se tient prête à se donner tout d’un coup lorsqu’il le faut ; la sainteté ordinaire et extraordinaire qui sait se faire hospitalité lorsqu’il le faut.

 Il me faut le dire encore : l’âme du cardinal Saliège était indemne de tout antisémitisme et il y a encore trop d’antisémitisme, caché ou non, dans notre pays ; le Christ de l’abjection, il pourrait être aussi dans des personnes âgées qui sentiraient peser sur elles l’attente de l’euthanasie, si celle-ci venait à être légalisée dans notre pays ; le Christ de l’abjection, il est assurément déjà dans les migrants clandestins ou non que État et notre société peinent à accueillir en les considérant comme des frères ou des sœurs à respecter. 

Le 15 août prochain, nous pourrons rendre grâce à Dieu pour la protection de notre Dame sur notre pays et en renouveler la consécration, en suppliant pour que de nombreux Saliège ou Théas se lèvent, de nombreuses Thérèse Dauty, lorsqu’il le faut. Et nous reconnaissons volontiers l’œuvre de Dieu en tant de non-chrétiens ou de peu chrétiens qui ont su ou savent aussi trouver le geste ou la parole qui amènent de la vie et de l’amour là où la peur et la haine pourraient l’emporter. Notre pays ne se définit pas par la nostalgie de ses grandeurs passées, il ne se grandit pas en prétendant s’entourer de murs, il ne se grandirait pas non plus s’il en venait à renoncer à accompagner les êtres humains jusqu’au bout de leur vie en les entourant de fraternité au profit d’une mort prétendument douce. Notre pays est vivant lorsqu’il porte au milieu des nations la voix du respect de toute personne humaine et de l’espoir de pouvoir nouer une alliance avec elle. Il est vivant dans les personnes qui s’y lèvent pour y vivre de ce respect et de cet espoir


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