Homélie de Mgr Eric de Moulins-Beaufort pour la Toussaint - L'Eglise Catholique à Reims et dans les Ardennes

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Homélie de Mgr Eric de Moulins-Beaufort pour la Toussaint

Homélie pour la solennité de tous les saints, le dimanche 1er novembre 2020, en la cathédrale Notre-Dame de Reims.

De quoi nos cœurs sont-ils habités, frères et sœurs, en ce dimanche ? D’inquiétude devant la progression de l’épidémie ? D’angoisse et de colère devant la menace terroriste planant sur nous ? De résignation ou bien d’exaspération à la perspective d’être privés de célébrations liturgiques pendant plusieurs semaines ? D’interrogations sur notre avenir économique et social ? De soucis familiaux, des visages de celles et ceux qui sont morts il y a longtemps ou récemment de deuils, de maladies qui nous rongent ?

Qu’avaient au cœur les auditeurs de Jésus lorsque, ce jour-là, il gravit la montagne, s’assit et ouvrit la bouche pour parler ? Leurs yeux pouvaient contempler le paysage magnifique du lac de Tibériade dont les pèlerins gardent toujours le souvenir ébloui, nous pouvons supposer que le temps était beau et clair et la lumière resplendissante ; nous pouvons imaginer que le sol sur lequel ils s’assirent était couvert d’herbe confortable… Ils avaient cependant eux aussi des soucis, des inquiétudes, des angoisses, des attentes précises et brûlantes, des douleurs, des deuils, des projets. Pas plus que nous, ils n’étaient exactement préparés à entendre : « Heureux les pauvres de cœur, heureux ceux qui pleurent, heureux les artisans de paix » et moins encore : « Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. »

Certains, ces derniers jours, en entendant évoquer ces paroles, ont crié à l’angélisme. En un sens, ils ont raison, car il s’agit bien de la vie du ciel ou, plus exactement, de la vie humaine qui pourra s’étendre jusqu’au ciel, de ce qui anime notre humanité et la rend déjà participante de la vie éternelle. Celui qui prononce ces paroles sait bien ce qu’il dit : il a trente ans au moins, il a vu vivre et grandir et souffrir et mourir et pleurer et espérer autour de lui, tout ce qui habite le cœur des hommes et des femmes est passé par son cœur, comme aussi les émerveillements et les rêves de l’enfance et de l’adolescence. Il ne parle pas comme un jeune idéaliste de vingt ans, il parle comme le Fils de Dieu fait homme, envoyé au milieu des humains pour être l’un d’entre eux et ouvrir pour tous un chemin de vie tout à fait nouveau.

Il n’énonce pas la loi des États, il ne formule pas des formules économiques, il ne cherche pas à extraire une sagesse de l’expérience humaine : il vient tirer la vie humaine de l’image floutée depuis le péché vers la ressemblance consentie et espérée. Il ne prétend pas nous expliquer comment durer sur terre, il vient nous tracer le chemin vers le royaume des Cieux et ouvrir ce royaume déjà en chacune et en chacun de nous. Il vient nous assurer que nous valons mieux que la vie sur terre et que c’est cela même qui rend notre vie terrestre intéressante.

Frères et sœurs, la pandémie suscite en nous tous une réaction de rejet : nous ne sommes pas faits pour vivre dans la maladie, nous ne sommes pas faits pour vivre confinés perpétuellement. Nous devons lutter, résister, chercher, trouver des moyens de nous libérer de la circulation du virus. La violence terroriste provoque aussi notre rejet : nous ne pouvons laisser la violence des autres nous dominer, pas même nous atteindre. Nous devons la tenir à l’écart et la contrer lorsqu’elle s’exerce. Mais, sur la montagne, ce jour-là, Jésus a dit tout autre chose. Il l’a dit à une poignée d’hommes et sans doute aussi de femmes, et toutes sortes de cheminements mystérieux à travers l’espace et le temps nous le font entendre aujourd’hui et l’écouter avec attention. Il nous dit que ni la maladie ni la violence ni aucune puissance terrestre ne devraient nous priver d’être des vivants et des porteurs de vie. Il ne nous donne pas de prescription, il ne nous commande pas de faire ceci ou de ne pas faire cela ; il nous fait juste entendre une parole, sa parole, montée du plus profond de son expérience humaine de Fils bien-aimé du Père, de son expérience divine de Fils envoyé par le Père, et il nous demande de laisser cette parole huit fois reprise produire ses fruits en nous, au long des années et des jours, au fil des événements de nos vies.

Frères et sœurs, alors que nous portons en nous inquiétude et lassitude et colère et exaspération et peur et volonté de combattre, Celui qui nous réunit autour de lui et qui, « ouvrant la bouche », nous parle, ne vient pas à nous comme un médecin inventeur du vaccin attendu, ni comme un économiste capable de produire de la croissance en temps de confinement, ni comme un chef d’État ou de gouvernement qui aurait la capacité d’extirper le terrorisme et d’établir dans le monde une paix juste. Il vient à nous comme celui qui se prépare lentement mais sûrement à livrer sa vie, sa vie humaine mais avec elle tout son être de Fils, pour nous rétablir dans l’alliance vivante avec le Père, le Créateur. Il ne vient pas armer nos bras d’armes irrésistibles, ni nos corps de médicaments invincibles ni nos productions de débouchés garantis. Il vient mettre en nous l’Esprit-Saint qui nous apprend, intérieurement, invisiblement, patiemment, fermement, à vivre notre condition terrestre de manière divine : non dans la méfiance mais dans la confiance, qui n’est pas la naïveté ; non dans la réaction à la violence mais dans la douceur qu’aucune violence ne fait plier ; non dans une santé de fer mais dans la capacité de s’intéresser aux autres, de veiller sur eux, de leur donner espace et temps dans toute condition physique ;  non pas dans la peur de souffrir pour ce que l’on croit mais dans l’espérance que la destinée totale de l’humanité débouche dans la communion la plus grande. « Nous le savons, dit saint Jean : quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est ». Et l’auteur de cette lettre ajoute : « Et quiconque met en lui une telle espérance se rend pur comme lui-même est pur. »

Frères et sœurs, face à l’épidémie et face au terrorisme, nous sommes pleins d’exigences envers le politique et nous avons raison ; face à la maladie sous toutes ses formes, nous sommes pleins d’attentes envers la médecine et nous avons raison ; face à la pénurie, à la peur de manquer, aux besoins variés qui nous habitent, nous sommes pleins de désirs envers l’économie et nous avons raison. Mais, là-bas, en Galilée, et ici, en cette cathédrale comme dans toutes les églises du monde, les plus belles et les plus humbles, une même parole nous est dite : rien de tout cela ne peut suffire. Car toutes les violences et toutes les peurs et toutes les concupiscences du monde passent par nos cœurs à chacune et à chacun et y trouve un écho à tout le moins, tandis que celui qui a parlé là-bas sur la montagne et encore du haut de sa croix et toujours depuis son exaltation à la droite du Père, « quiconque met en lui une telle espérance se rend pur comme lui-même est pur. »

En contemplant la foule immense des saints, nous recevons cette immense espérance : nous ne sommes pas définis par nos peurs, nos frustrations, nos exaspérations, nos angoisses, nos exigences, nos concupiscences. Nous pouvons traverser la grande épreuve, nous pouvons « laver nos robes », « les blanchir par le sang de l’Agneau », nous pouvons nous joindre à la foule de ceux et de celles qui « gravissent la montagne du Seigneur », qui « cherchent la justice du Dieu sauveur » : il suffit en un sens que nous écoutions sa parole huit fois répétée. Frères et sœurs, que jamais de notre bouche ne sorte le cri : « A mort ! » ou « Tue-le », que jamais de notre cœur ne monte le désir de détruire tel autre, ou, s’il venait à monter, que nous sachions l’arrêter à temps, que jamais de notre bouche ne sorte : « Il ne sert à rien de vivre ! » ; que jamais de notre cœur ne monte le désir d’échapper à la vie. Que, toujours, les huit Béatitudes habitent nos esprits et nos cœurs. Elles y heurtent nos pensées et nos passions. Ne craignons pas ce heurt, n’ayons pas honte que nos pensées et nos passions ne coïncident pas sans spontanément avec les Béatitudes, mais ne cessons pas d’écouter celles-ci, quoi qu’il nous en coûte. Tous les saints nous disent que, dans ce frottement se trouve le chemin de la vie en plénitude,

            Amen.

                                                                                          + Eric de Moulins-Beaufort


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