Homélie de Mgr Eric de Moulins-Beaufort, le 23 octobre 2022, en la cathédrale Notre-Dame de Reims, troisième centenaire du sacre du roi Louis XV - L'Eglise Catholique à Reims et dans les Ardennes

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Publié le 24 octobre 2022

Homélie de Mgr Eric de Moulins-Beaufort, le 23 octobre 2022, en la cathédrale Notre-Dame de Reims, troisième centenaire du sacre du roi Louis XV

Homélie de Mgr Eric de Moulins-Beaufort, pour le 30ème dimanche du Temps ordinaire, année C, le 23 octobre 2022, en la cathédrale Notre-Dame de Reims, troisième centenaire du sacre du roi Louis XV

Frères et sœurs, la parabole que nous venons d’entendre, celle que Jésus a racontée jadis « à l’adresse de certains qui étaient convaincus d’être justes et qui méprisaient les autres », traite du délicat problème de la justification.

Qu’est-ce qui rend ma vie juste ? Qu’est-ce qui fait de moi un juste ? Mais, plus profondément encore, en remontant à la racine, qu’est-ce qui justifie mon existence à moi ? A moi au milieu des autres, avec ce que j’apporte et ce que je n’apporte pas, avec le bien que je fais et qui accroît la paix de tous et avec le trouble que je produis par mon comportement, par mes exigences, par les arêtes ou les failles de ma personnalité ? Et si nous voulons bien regarder au-delà de l’horizon terrestre, qu’est-ce qui justifierait mon existence pour l’éternité, qu’est-ce qui fait qu’il serait juste et bon que, moi, je vive pour toujours, entrant en communion avec tous les autres ? Et encore, aujourd’hui : qu’est-ce qui justifie notre existence comme humanité au sein du vaste cosmos et dans l’histoire qui nous lie intimement à tout son devenir, avec ce que nous y ajoutons et ce que nous y perturbons ?

La réponse de Jésus, concentrée en cette parabole qui peut paraître simpliste, récapitule tout l’enseignement de la Bible, toute la sagesse tirée de la longue et intense histoire d’Israël, dont le Sage entendu en première lecture nous a donné un premier écho. Aucun homme n’est juste par lui-même, aucune existence humaine, si sainte soit-elle, ne justifie à elle seule qu’elle puisse vivre pour toujours. Seule peut justifier pleinement notre existence à chacune et à chacun la miséricorde de Dieu, c’est-à-dire l’action de Dieu qui nous rend justes, qui reprend ce que nos actes ont d’insuffisant, de mêlé, d’opaque, et seule le peut, de notre part, l’attitude intérieure de l’humilité par laquelle l’être humain renonce à valoir par lui-même mais s’en remet à la bonté de Dieu et à la fraternité de ses frères et sœurs humains. On pourrait reprendre toute l’histoire du peuple d’Israël depuis Abraham jusqu’à Jésus et même jusqu’à Pierre et Paul pour montrer qu’elle aboutit toute entière à détruire les prétentions à l’auto-justification, qu’elle aboutit à placer l’être humain en situation d’attendre des autres et de Dieu, non avec peur mais avec joie, la parole qui permet de vivre sans s’inquiéter de sa légitimité, malgré la vive conscience de ses insuffisances.

Ce qui vaut pour chacune et chacun de nous vaut aussi pour l’État, vaut pour toute entité politique autonome. Elle vaut a fortiori pour le détenteur du pouvoir politique. Qu’est-ce qui justifie qu’un homme domine les autres ? Qu’est-ce qui justifie qu’un être humain symbolise la destinée commune de tout un peuple, soit le point de référence autour duquel s’unissent des hommes, des femmes, des familles, des groupes sociaux divers qui consentent autour de celui-là ou de celle-là, pour celui-là ou pour celle-là, à constituer une unité avec ce que cela suppose de contraintes, de renoncements, et encore de duretés et de violences ?

La diversité des êtres humains et l’incapacité où est chacun de se suffire à lui-même, ne serait-ce que dans la longue enfance qui caractérise notre espèce impose que nous nous regroupions en entités que l’on dira politiques du nom de la cité grecque. Mais une telle raison ne suffit pas. Pour les chrétiens anciens, il paraissait évident que le roi avait à œuvrer pour le salut temporel et aussi pour le salut éternel de son peuple. Il devait assurer la force et la cohésion du royaume en veillant à sa prospérité et à la justice des relations qui permettaient de la maintenir ; il devait maîtriser la violence latente de la vie sociale pour garantir à chacune et à chacun, quel que soit son statut social, un cadre d’harmonie suffisante pour qu’il puisse vivre dans la paix. Il était aidé par la révélation divine dans le Christ, qui lui fournissait un horizon, celui de la communion des saints, un modèle de justice, celui de l’amour de Dieu et du prochain, et du roi humilié et exalté qu’est Jésus, un moyen par la grâce de Dieu. La cérémonie du sacre servait à cela : par son faste, elle impressionnait les assistants et désignait le roi comme un personnage singulier ; par ses rites, elle le plaçait au service de l’œuvre de Dieu, conduisant les humains vers la paix parfaite ; par ses prières, elle demandait pour lui, et faisait demander par tout le peuple les qualités nécessaires et les dons de l’Esprit Saint de Dieu dont il fallait espérer qu’ils se répandent en celui-là plus qu’en tout autre.

Écoutons la prière que prononçait l’archevêque avant de procéder aux onctions : « Dieu qui prend soin de tes peuples avec vigueur et les commandes avec amour, donne à ton serviteur que voici l’esprit de ta sagesse avec la discipline pour conduite, afin que, soumis à toi de tout cœur, il demeure toujours digne de la direction du royaume » et celle qui les achevait : « Christ, que ton onction très sacrée se répande sur sa tête, descende à l’intérieur de lui et pénètre au fond de son cœur. »

De plus, par ses serments, la cérémonie du sacre obligeait le roi à respecter l’Église, c’est-à-dire à accepter que l’État ou le royaume ne soit pas la seule entité d’appartenance de ses sujets et que les finalités du royaume et de l’État ne se confondent pas avec le but ultime de toute vie humaine et l’attraction de la vie bienheureuse pour l’éternité.

Ce fut une belle et bonne manière de faire progresser la société humaine, de conduire des hommes et des femmes nombreux et divers à conjuguer leurs énergies et leurs talents pour développer le meilleur de leur humanité et s’engager dans l’histoire humaine en se laissant attirer par le meilleur. Mais sans doute, la mémoire du sacre de Louis XV, tout en avivant en nous la mémoire de la richesse de signification de cette compréhension du politique, nous fait-elle en constater les limites et l’épuisement progressif. En 1722, le sens profond de ces rites était-il encore compris ? La force de la monarchie absolue avait absorbé le jeu subtil que connaissait le moyen-âge entre le royaume et l’Église, qui avait été une garantie de liberté et de croissance, et qui risquait de tourner au contrôle des consciences. L’organisation croissante de l’État faisait s’hypertrophier la fonction représentative et somptuaire de la monarchie au risque de ruiner le pays. Le système de la commende avait depuis longtemps détourné les ressources les meilleures de l’Église de leur fonction initiale pour qu’elles servent à l’affermissement de la puissance royale par la distribution de biens à son entourage. L’affrontement des puissances étatiques à la recherche de ressources nouvelles et de prestige avait remplacé l’ancienne recherche, peut-être vaine mais si belle, de la paix universelle.

L’État moderne, lui, a changé de fonction. Il ne se soucie plus du salut éternel des citoyens. Il se donne pour tâche de donner à tous les mêmes droits politiques et sociaux et, de plus en plus, un maximum d’autonomie. Il est rendu possible par la mise au point de tels moyens de production et de distribution que l’État peut assurer désormais à ses citoyens une prospérité croissante et des droits de plus en plus nombreux. L’État moderne a ainsi éliminé la famine et la disette, fait reculer les maladies, il a retardé le moment de la mort. Il assure au plus grand nombre l’accès à l’école et aux études. Il porte des promesses magnifiques dont la réalisation est facile à mesurer et à évaluer. De plus en plus, il assure à chacune et chacun de pouvoir mener à sa guise sa trajectoire de vie, en levant le plus de contraintes qu’il est possible. Après avoir été tenté par des aventures de puissance, il a choisi d’entrer en relation avec les autres sous le mode du commerce et non plus de la conquête et de la domination. L’État moderne trouve sa justification dans les bénéfices qu’il apporte à chacune et à chacun, des bénéfices palpables et mesurables.

Il convient toutefois de ne pas oublier qu’il est tout de même une modalité d’exercice de la force pour tenir des individus divers ensemble, les orienter dans une vie commune, leur en imposer les règles et les contraintes. Il règle la répartition des ressources et organise les injustices sous le rapport de la rationalité économique. Il met en place la solidarité, et il peut le faire de manière remarquable, apportant soulagement et soutien aux plus fragiles, mais il ne peut obliger les personnes à choisir le bien autrement que pour des motifs intéressés. Ultimement, donc, qu’est-ce qui justifie l’État et sa formidable emprise ? L’État est devenu l’instrument surpuissant dont une société se dote pour assurer sa sécurité, sa prospérité et pour développer l’autonomie de chacun, la promesse étant de fournir à chacun de plus en plus de droits. Peut-il se donner d’autres justifications que la réussite ou l’efficacité économique ? Peut-il rendre compte des inégalités autrement qu’en termes de rationalité ? Peut-il aider chacune et chacun à se trouver une place dans un monde complexe qui ne soit pas mesurée par ses compétences ou ses incompétences, mais qui l’inscrive dans l’histoire entière de l’humanité ?

Nos sociétés occidentales ont renoncé à imposer à tous une seule manière de justifier l’existence de chacun, elles ne veulent plus le trouver dans l’extériorité de Dieu, elles prétendent le trouver dans les logiques immanentes de l’histoire. Elles y ont gagné, et c’est immense, la capacité de garantir à tous des droits égaux, une dignité égale, une capacité égale, au moins théoriquement, à agir sur la destinée commune, mais elles courent le risque de se trouver ramenées toujours aux fatalités économiques et à la réclamation de droits toujours accrus dans le ressentiment et la colère.

La mémoire du sacre nous invite, frères et sœurs, à chercher où nous puisons, les uns et les autres, des raisons de vivre ensemble, des raisons de nous supporter les uns les autres, au double sens du verbe : en nous soutenant mutuellement et en nous acceptant tels que nous sommes. Où trouvons-nous la force de nous interroger sur nous-mêmes, de vérifier nos intentions, de renoncer à notre simple intérêt propre, de progresser dans notre capacité à nous laisser affecter par les besoins et les attentes des autres, d’avancer sur le chemin de ce que l’on appelle l’amour ? Où trouvons-nous la force de reconnaître les duretés et les crimes de notre histoire commune sans succomber à la haine de soi, mais en espérant pouvoir vivre mieux, en apprenant une justice plus grande ? Dans notre République, chacun est le roi en un sens. La mémoire du sacre d’un seul peut nous rappeler que pour être le roi de nous-mêmes et pour exercer notre responsabilité royale à l’égard de tous et de tout, il revient à chacun de veiller sur ses désirs, ses réclamations, ses intentions profondes.

A nous, chrétiens, la mémoire du sacre rappelle que nous avons à nous laisser habiter par un Esprit qui n’est pas seulement notre esprit. La condition politique présente de notre pays, notre République, nous renvoie, même pour notre rôle de citoyen, à l’onction que nous avons reçue dans le baptême et à nouveau dans la confirmation. Ce n’est pas en vain que nous sommes proclamés alors, chacune et chacun, « prêtre, prophète et roi ». Comment mettons-nous en œuvre le meilleur de ce que le baptême nous fait être pour porter notre responsabilité de citoyens, non dans la recherche de notre seul intérêt mais de celui du bien commun, du bien commun de notre pays mais aussi du bien commun à tous les peuples et à l’humanité entière

Lorsque le roi quittait la cathédrale, oint et couronné, il pouvait apercevoir au moins fugitivement le revers de la façade. Les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament qui y sont sculptées évoquent des moments où la violence politique a pu se déchaîner contre l’œuvre de Dieu et lui suggèrent quelques bons exemples contraires. La façade, elle, chante le Ressuscité, maître de l’histoire par sa croix, qui couronne sa mère et toute l’humanité sauvée. Elle s’adresse au roi et à tout le peuple. Louis XV est sorti de la cathédrale comme un roi enfant porteurs d’immenses promesses. L’homme qu’il devint a déçu. Il est facile de le mépriser. Il semble qu’il ait cherché à tâtons à être un roi de paix mais sans parvenir à s’arracher à un système pesant ni à unifier son désir profond et ses pulsions variées. Ne soyons pas des pharisiens de parabole. Reconnaissons humblement qu’il est rude d’être responsable pour les autres, que les décisions à prendre sont souvent mêlées. Confions-nous et confions ceux et celles qui nous dirigent à la miséricorde de Dieu et portons-les aussi dans notre fraternité,

                                                                                                                    Amen.  


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